FRÉDÉRICK LAVOIE

Du danger de la littérature en régime autoritaire

Avant l’après –  Voyages à Cuba avec George Orwell
Frédérick Lavoie
La Peuplade
488 pages

Le dernier livre du journaliste et écrivain Frédérick Lavoie, Avant l’après – Voyages à Cuba avec George Orwell, mélange d’essai, d’autofiction et d’expérimentations littéraires, se dévore comme un polar. Car en ayant comme angle la publication du célèbre roman 1984 de George Orwell à Cuba, Frédérick Lavoie est allé tester à sa façon les limites de la liberté d’expression sous le régime de Fidel Castro peu de temps avant sa mort. Une question : la littérature est-elle encore dangereuse à Cuba ?

QUAND LE JOURNALISTE ALIMENTE L’ÉCRIVAIN

Frédérick Lavoie n’en est pas à ses premières armes dans le rayon de ce que les anglophones appellent la « non-fiction ». Journaliste indépendant, notamment collaborateur à La Presse et au Devoir, il a arpenté plusieurs pays pour y trouver des histoires qui ont servi le journalisme, mais qui ont aussi donné des livres fascinants : Allers simples – Aventures journalistiques en Post-Soviétie, Ukraine à fragmentation et maintenant Avant l’après – Voyages à Cuba avec George Orwell, tous publiés à La Peuplade. Il est déjà en train d’en mitonner deux autres. 

« Je tiens à être journaliste ET écrivain. Je suis très à l’aise d’avoir le cul entre deux chaises, parce que l’écrivain est nourri par le journaliste. Sans lui, il n’y aurait pas ces aventures-là, la matière première de mes livres. Je contribue comme tous les journalistes à écrire le premier brouillon de l’histoire, pour ensuite lui donner une couche de plus dans mes livres. C’est un deuxième brouillon, parce que l’Histoire, elle s’écrit souvent plus tard. » Et c’est bien parce que Cuba est à un tournant historique – avec la mort de Fidel Castro, la visite d’Obama – qu’il a eu envie de saisir un présent appelé à changer. D’où l’Avant l’après du titre.

1984, LE BAROMÈTRE

C’est tout à fait par hasard que Frédérick Lavoie est tombé sur cette histoire qui peut certes faire un bon papier, mais qui est devenue une curieuse enquête dans laquelle on plonge avec lui : la traduction et la publication à Cuba en 2016 du célèbre roman dystopique 1984 de George Orwell – auteur qu’il considère comme une boussole morale –, dans lequel on trouve un portrait saisissant d’un monde totalitaire et dont on pourrait faire des parallèles avec l’autoritarisme à Cuba. Il découvre qu’une autre traduction a déjà circulé en 1961, peu de temps après la révolution. Le journaliste veut alors savoir qui est à l’origine de la première traduction, et aussi qui a lancé le projet de republier 1984 en 2016, puisque les deux livres paraissent à des moments charnières de l’histoire cubaine. 

« Je me suis servi de ça pour finalement étudier cette société, en menant une enquête que je savais un peu vaine, mais sa finalité était moins importante que de me servir de ça comme prétexte pour aborder la scène littéraire cubaine, la liberté d’expression, et le passé aussi, en me replongeant dans les archives. »

Ce faisant, il dévoile comment tout le monde patine un peu autour de ce titre, plus ou moins sulfureux dans une période plutôt en suspens à Cuba.

LE TABOU DE FIDEL

Frédérick Lavoie a rencontré certaines personnes qui affirment qu’on ne publie pas à Cuba de livres qui critiquent directement le régime, « en insinuant que 1984 critique les régimes autoritaires, mais pas celui de Cuba, parce qu’il n’y a pas les mots Cuba ou Fidel Castro », dit-il. « En entendant tout ça, je me suis dit : elle est là, la frontière de la liberté d’expression. J’ai compris que c’était un peu ça, le tabou, et j’ai voulu le transgresser, en comprenant que je ne courrais probablement pas de risque réel et que je n’en ferais pas courir aux autres. Mais évidemment, j’étais dans l’anticipation ! »

Et il a fomenté un projet un peu fou, soit, lors d’un événement littéraire à La Havane, lire un texte dans lequel il a écrit noir sur blanc « Je hais Fidel Castro » (même s’il ne le pense pas), ce qui donne une scène hallucinante dans son livre, qu’il transforme, comme celui de 1984, en baromètre.

Parce qu’en plus, Frédérick Lavoie a décidé d’abandonner ses droits d’auteur s’il est traduit et publié à Cuba, juste pour faire entrer cette phrase dans l’île, au fond. « Si jamais mon livre est publié à Cuba, ça voudra dire quelque chose. » 

Et si la phrase était censurée dans sa traduction ? « Ça voudra dire quelque chose aussi ! Je me dis que mon livre commence à vivre maintenant, et j’espère qu’il va vivre des aventures. En mettant ces mots toxiques et en libérant les droits pour Cuba, quiconque veut le publier peut le faire et peut-être que j’aurai un jour un courriel pour avoir des réponses à mes questions sur les publications de 1984. »

LE PRÉSENT POUR DÉCORTIQUER L’AVENIR

C’est une modeste contribution qu’apporte Frédérick Lavoie à la compréhension de la société cubaine actuelle. Le but, avec cet essai, était d’illustrer un présent qui pourrait donner des pistes lorsque Cuba sortira de son régime actuel. Car il refuse d’anticiper son avenir. « C’est un régime tellement opaque que même les gens qui sont dedans ne savent pas ce qui s’en vient, note-t-il. Je voulais plutôt essayer de donner le plus de perspectives sur le présent et ça va peut-être aider dans le futur. Que la société cubaine prenne une direction ou une autre, mon fantasme d’écrivain est de dire qu’on va pouvoir retourner à mon livre et lire, entre les lignes, vers quoi elle se dirigeait. »

Les Cubains sont aujourd’hui soit optimistes, soit pessimistes, mais toujours prudents, explique-t-il. « Ils ont vécu tellement de désillusions qu’ils ne rêvent plus de la même façon que d’autres sociétés, et j’oserais dire tant mieux, parce qu’ils vont être plus prudents par rapport à leurs projets d’avenir. » Lavoie souligne d’ailleurs dans son livre que les utopies ont la fâcheuse tendance à devenir dystopiques dans le réel, mais il n’est pas dupe des obstacles à l’ouverture de Cuba au monde, qu’il souhaite plus douce que ce qu’il a vu en Russie. « L’avenir de Cuba risque de dépendre de quelques personnes au pouvoir et de leurs intérêts personnels. Tout va dépendre du prochain leader et des jeux de pouvoir à l’intérieur du régime. »

LA LITTÉRATURE EST-ELLE DANGEREUSE ?

C’est aussi la grande question qui traverse ce livre. Et la réponse n’est pas claire à Cuba en ce moment. « On ne sait pas si elle est dangereuse ou pas, mais pour un régime autoritaire, en théorie, elle est dangereuse, parce qu’il a peur de la vérité. À Cuba, on a atteint un niveau d’apathie qui permet de publier 1984 sans avoir peur que les gens sortent dans la rue. Tout le monde sait ce qu’est un régime autoritaire, ils n’apprendront rien là-dessus dans 1984, mais ça peut quand même déranger une société comme ça. » D’ailleurs, on apprend cette anecdote révélatrice sur Fidel Castro qui, dans ses dernières volontés, a refusé qu’on lui érige des statues. Par noble modestie ? Probablement pas, quand on sait le pays à un tournant et combien les statues peuvent être déboulonnées. « Je pense qu’il était dans l’anticipation, observe avec ironie Frédérick Lavoie. Il a peut-être compris qu’il ne voulait pas voir sa statue tomber d’outre-tombe. »

Extrait

« Lorsque je lui souligne le caractère anticommuniste de 1984 et que j’avance que sa publication par Librerias Unidas semble avoir eu pour but de mettre en garde les Cubains contre les dangers d’une dérive totalitaire en cas d’alignement sur l’URSS, il m’assure qu’il ne s’agit pas là d’un livre anti-communiste à proprement parler.

— Orwell l’était peut-être, mais Orwell et 1984 ne sont pas des synonymes. Le roman parle d’une utopie. Il critique les utopies.

— Mais justement, à Cuba on voulait édifier une uto…

— Ici, il n’a jamais été question d’utopie.

— Alors de quoi était-il question ?

— De la réalité. Pas d’une utopie. »

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