Notre choix

Réalité ou fiction ?

#Maria
Jacques Savoie
Éditions Boréal
328 pages
Trois étoiles et demie

Le nouveau roman de Jacques Savoie, #Maria, aborde avec acuité – et une bonne dose d’humour – des enjeux bien de notre temps dans une histoire rocambolesque qui nous transporte de Montréal à Locarno et à la Californie, et où s’entremêlent service de renseignements, espionnage, cinéma, mouvement #metoo, le film Le dernier tango à Paris, John Lennon, réseaux sociaux et catastrophes environnementales. Un mélange qui aurait pu facilement devenir un fourre-tout, mais à travers lequel l’auteur navigue habilement.

On y rencontre Mathias, un homme renfermé sur lui-même qui a toujours eu un esprit fertile pour « imaginer le pire », ce qui l’a amené à travailler dans l’ombre, pour le Service canadien du renseignement de sécurité, où il doit notamment élaborer des scénarios catastrophes pour aider le service à se préparer au pire.

Mais Mathias arrive à un moment de sa vie où il ressent le besoin de voler de ses propres ailes, alors que sa relation avec son supérieur, le sergent Lagacé – le père qu’il n’a jamais eu –, bat de l’aile. Un quiproquo fait en sorte qu’il se retrouve parachuté dans l’univers du cinéma, alors qu’il se pose en sauveur d’un film en rade après que son acteur principal eut été accusé d’agression sexuelle. S’improvisant producteur et réalisateur, Mathias échappe à sa condition d’agent secret sans grande envergure pour se lancer corps et âme dans la réalisation d’un documentaire à partir des éléments du film, qui viendra jouer sur la frontière floue entre réalité et fiction pour tenter de faire tomber les masques.

Comment départager vérité et mensonge alors que les fake news triomphent et qu’on se perd dans l’excès d’information qui circule ? Jusqu’où peut-on aller sous le couvert de l’art ? Comment composer avec un système de justice défaillant et faire punir les criminels quand politique et justice s’acoquinent ? Est-il possible de se libérer des chaînes du passé ? #Maria explore ces questions, tout en offrant un portrait intimiste d’un homme abandonné par sa mère et ayant perdu son père qui cherche à reprendre le contrôle de sa vie et à se construire une identité.

Se lisant comme un thriller et très ancré dans notre époque – l’auteur s’amuse à y faire apparaître de vraies personnes, comme le collègue Patrick Lagacé ou des vedettes québécoises – #Maria est un roman réussi et prenant, qui défend des valeurs chères à la démocratie comme la prise de parole et la liberté de création, sans jamais tomber dans le discours moralisateur.

Littérature

Chair à penser

Chairs
Sous la direction de Marie-Ève Blais et Olivia Tapiera
Groupe Nota bene (Triptyque)
204 pages
Trois étoiles

Chairs est un objet littéraire tout à fait à part, qui invite à une réflexion ouverte et libre en prenant comme point de départ la notion de la chair. Empruntant à la forme du recueil de nouvelles, mais partageant plusieurs affinités avec l’essai, cet ouvrage propose un panorama de perspectives en réunissant les textes de 12 auteurs, dont Catherine Mavrikakis, Mykalle Bielinski, Sarah Walou, Marie-Ève Blais et Olivia Tapiero (ces deux dernières ayant également codirigé le projet). Des voix issues non seulement de l’univers de la littérature, mais aussi d’une multiplicité de disciplines artistiques, de la danse au théâtre en passant par la musique, dont la rencontre – ou le choc – devient une « performance en soi », tel que l’écrivent les deux codirectrices en préambule du livre, ajoutant que Chairs est né d’un désir de « réfléchir [et défendre] une liberté des pratiques et des genres, sans manquer d’affirmer la nécessité d’un engagement profond envers la création, avec tout le risque que cela implique ». Au fil des pages, on retrouve des voix singulières, qui expérimentent avec la forme, le récit, les genres et le langage en s’interrogeant sur leur rapport à la chair et sur ce que cette notion éveille en elles, certaines de façon plus didactique et d’autres, plus intimiste. « Une viande à penser un peu sanguinolente, présentant des lambeaux qui tentent de rendre compte de l’impossibilité de construire un corps, de créer une unicité organique », écrit Catherine Mavrikakis dans son récit. La chair devient ainsi marqueur de relation entre le corps et son environnement extérieur ou intérieur : chair s’ouvrant pour donner naissance, chair racisée et aliénée, chair en décomposition ou frissonnante, chair comme seul lieu où se déploie le possible… Ce sujet devient terre fertile où la pensée peut se déployer à son aise, sans contrainte, en embrassant ses hésitations, détours et contradictions. Un livre dont la lecture n’est pas toujours aisée, mais dont on salue l’audace et la posture dans un monde où il est si facile d’opter pour les réponses toutes faites.

— Iris Gagnon-Paradis, La Presse

enquête palpitante

Les faire taire
Ronan Farrow
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Perrine Chambon et Elsa Maggion
Calmann-Lévy
Quatre étoiles

Ronan Farrow est ce journaliste du New Yorker qui a révélé au monde entier les agissements d’Harvey Weinstein, ce producteur de cinéma accusé par plusieurs femmes d’être un prédateur sexuel. La traduction française de cette palpitante et incroyable enquête journalistique est enfin en librairie. Un livre qui se lit comme un thriller (le journaliste était traqué par des espions !) et dans lequel on découvre non seulement les comportements odieux de Weinstein, mais également l’hypocrisie des patrons de NBC. Ces derniers n’ont pas levé le petit doigt pour mettre fin au comportement répréhensible de l’animateur-vedette Matt Lauer, lui aussi accusé par plusieurs femmes de les avoir harcelées ou forcées à avoir une relation sexuelle. On referme le livre à la fois dégoûté par le récit des nombreuses agressions et admiratif devant le travail acharné du journaliste. À quand le film ?

— Nathalie Collard, La Presse

La pensée de Morrison

La source de l’amour-propre
Toni Morrison
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Laferrière
Christian Bourgois éditeur
Trois étoiles et demie

La grande Toni Morrison, Prix Nobel de littérature 1993, n’était pas qu’une immense romancière. Elle était aussi une redoutable essayiste qui aimait réfléchir aux enjeux de la société américaine : racisme, inégalités, stigmates de l’esclavage, accès à l’éducation, stéréotypes raciaux… Dans ce recueil de textes publié quelques mois avant sa mort, en août dernier, on peut lire des textes écrits entre les années 80 et la fin des années 2000. Pas surprenant que Barack Obama lui ait voué une admiration sans bornes : elle partageait avec l’ancien président des États-Unis une élégance de l’esprit et un optimisme inébranlable face aux défis que l’Amérique doit relever. Elle savait nommer les inégalités dont les Afro-Américains sont victimes. Ses textes montrent une femme lucide, pleine d’empathie, mais jamais complaisante. Un recueil stimulant et éclairant.

— Nathalie Collard, La Presse

Poésie KINKY

Kink – Initiation poétique au BDSM 
Pascale St-Onge et Frédéric Sasseville Painchaud
Éditions du remue-ménage
87 pages
Trois étoiles

Après la pièce de théâtre, le livre. Ou plutôt le récit. Qui se lit comme de la poésie. Le titre le dit d’ailleurs très bien : Kink – Initiation poétique au BDSM. Présenté pour la première fois aux Écuries en 2016, puis à Espace Libre l’an dernier, Kink se veut d’abord une pièce de théâtre, donc, sorte de démystification d’un univers tabou : le BDSM. L’idée : rendre « digeste » l’univers codifié du BDSM, sur scène d’abord, puis ici, en textes et en dessins (comme le résume la postface, signée Marilyne Lamontagne). À travers des anecdotes et autres confidences, les deux auteurs (et interprètes), Frédéric Sasseville Painchaud et Pascale St-Onge, se racontent, de manière à la fois pudique (rassurez-vous) et métaphorique (rassurez-vous, bis). On les suit dans leurs premiers pas (souvent maladroits), à travers leurs souvenirs d’enfance (prémonitoires), puis dans leurs fantasmes d’aujourd’hui. Dans le meilleur. Puis le pire. Par l’entremise d’une histoire de petit chaperon rouge et de loup, de domination et de soumission, on comprend surtout que le BDSM est d’abord et avant tout : un jeu. Un jeu avec des règles (le droit de dire non, le droit de dire oui), où domine (sans jeu de mots) un concept terriblement d’actualité : le consentement. Si vous avez envie de réfléchir à vos propres désirs, à vos limites, vos exaltations et vos déceptions, ce livre est pour vous. Ça se lit tout seul. Et ça fait réfléchir longtemps. Mais si le sujet ne vous inspire pas, et c’est votre droit (consentement oblige), passez votre tour.

— Silvia Galipeau, La Presse

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