Système d'alertes par téléphone

Le Canada à la traîne

Réagissant mercredi au cafouillage de l’autoroute 13, le premier ministre Philippe Couillard a suggéré d’utiliser les réseaux de téléphonie cellulaire pour alerter les gens directement sur leur téléphone d’une situation d’urgence. De tels systèmes existent depuis maintenant cinq ans aux États-Unis et ont largement fait leurs preuves en Australie, mais ils tardent à s’implanter au Canada.

« Diminuer l’anxiété et l’angoisse des gens »

C’est en sortant son propre téléphone de sa poche et en l’exhibant devant les caméras que Philippe Couillard, pressé de questions mercredi matin, a exprimé son insatisfaction face aux ratés des services d’urgence : « Actuellement, il existe des instruments comme ça, avec lesquels le gouvernement, la Sécurité civile ou les ministères peuvent indiquer aux gens dans combien de temps on va être à eux, a-t-il lancé. Ça diminue l’anxiété et l’angoisse des gens. »

En fonction aux États-Unis depuis 2012

Chez nos voisins du sud, un tel système d’alertes ciblées sur téléphones cellulaires – appelé Wireless Emergency Alerts – est en fonction depuis 2012. Il permet aux agences fédérales, aux États et aux municipalités d’envoyer des messages texte en ciblant spécifiquement les utilisateurs de téléphones qui se trouvent à un endroit donné. L’authentification des messages incombe à la Federal Emergency Management Agency (FEMA), qui fait émettre par les fournisseurs de sans-fil l’alerte dans la zone touchée. Le système a notamment été utilisé lors de l’attentat au marathon de Boston, pour trouver de nombreux enfants portés disparus dans le cadre d’alertes Amber, et même pour rechercher une personne soupçonnée de terrorisme dans la région de New York en 2016.

Cibler des victimes à cinq mètres près

Au Canada, Bell et Telus ont tous deux testé des systèmes semblables en 2014 et 2016. Celui testé par Telus en collaboration avec la centrale nucléaire Bruce Power a donné des résultats « extrêmement satisfaisants », soutient Dan McArthur, l'un des responsables de la sécurité de la centrale nucléaire. La technologie utilisée – qui est présentement en service en Australie – permet aux groupes de secours d’envoyer un message texte uniquement aux personnes qui se trouvent dans une zone très précise, délimitée sur une carte informatique. « Nous avons réussi à cibler un immeuble précis de Toronto. Envoyer un message à des gens qui seraient pris sur une autoroute ne serait pas un problème. En plus, le système nous permet de savoir quand les utilisateurs ont reçu le message, et on peut interagir directement avec chaque personne », explique M. McArthur.

La précision du système est de cinq mètres. L’Australie s’en est jusqu’à maintenant servie à plus de 1300 occasions et a envoyé quelque 11 millions de messages d’urgence, avec un taux de succès de plus de 95 %, indique un rapport du Early Warning Network récemment déposé au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC).

Un processus d’implantation « long et frustrant » au Canada

« Au Canada, nous avons la capacité de mettre une telle technologie en service dès maintenant. Mais nous faisons face à un problème de leadership au niveau fédéral », soutient Kevin Wennekes, vice-président à la recherche à l’Alliance canadienne des technologies avancées. Malgré les tests prometteurs de Telus et Bruce Power, le CRTC a mis un frein au déploiement de cette technologie en octobre 2015, évoquant la nécessité de « lancer une vaste instance publique afin d’étudier les enjeux politiques et les questions techniques de façon plus approfondie ». Le CRTC a depuis mené une série de consultations et dit espérer rendre une décision « au cours des prochains mois », a indiqué hier sa porte-parole Patricia Valladao.

Des dizaines de mémoires ont été déposés, notamment par Bell, Rogers, Québecor et Telus. « C’est un processus très, très formel auquel participent plusieurs organismes », souligne Sophie Paluck, porte-parole de l’Association canadienne des télécommunications sans fil.

Bataille technologique devant le CRTC

Au cœur des délais se trouve une mésentente sur la technologie à déployer pour un tel système d’alertes par téléphone. La technologie promue par Telus et Bruce Power, compatible avec les téléphones 2G et 3G d’ancienne génération, est loin de faire l’unanimité. Bell, Rogers et Québecor plaident plutôt en faveur d’un mécanisme utilisant les téléphones LTE plus récents, qui diffuse plus largement les messages d’urgence mais qui ne permet toutefois pas de cibler avec autant de précision géographique les utilisateurs.

Testée par Bell en collaboration avec l’organisme Recherche et développement pour la défense Canada, la technologie, inspirée de celle utilisée aux États-Unis, a fait l’objet d’une projet-pilote de plusieurs mois en 2016 dans la région de Durham, en Ontario. Selon Bell, elle permet d’envoyer des alertes à des milliers de personnes en 8 à 10 secondes, alors que la technologie plus ciblée promue par Bruce Power a mis 25 minutes pour atteindre 553 personnes lors d’un test. Le gouvernement australien a prévenu le CRTC que la première des deux technologies est la seule qui est « non discriminatoire » et qui rejoint « une vaste majorité ».

Qui pèsera sur le bouton ?

La possibilité pour les utilisateurs de s’exclure du système d’alerte (opting out) fait aussi l’objet d’un débat au CRTC. Aux États-Unis, les propriétaires de cellulaires peuvent activer une fonction pour bloquer la plupart des alertes d’urgence, sauf celles émises directement par le président et la Maison-Blanche, qui sont obligatoires. Selon Kevin Wennekes, la lenteur des autorités canadiennes à mettre le système en place est aussi provoquée par l’incapacité des politiciens à décider qui aura le contrôle sur le mécanisme d’alerte. « Au final, la question est de savoir qui va peser sur le bouton. C’est vraiment une question de gestion du risque, et de qui va en assumer la responsabilité. Nous sommes face à un problème de politiques publiques, et ce n’est pas étonnant que ce soit long », croit-il.

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