Opinion Contraventions et État de droit

La banalisation du droit

Aujourd’hui même, l’opposition au conseil municipal de la Ville de Montréal présentera une motion afin que celle-ci interdise au SPVM d’accorder des bonis à ses officiers supérieurs en proportion du nombre de constats d’infraction que leurs subalternes délivrent. Dans deux articles publiés dans ces pages l’automne dernier, j’explicitais les raisons pour lesquelles cette pratique contrevenait aux principes fondamentaux de notre régime constitutionnel.

Rappelons qu’une notion fondamentale du droit constitutionnel anglo-canadien est celle de la primauté du droit, ou encore l’État de droit (le Rechtsstaat, une notion empruntée à la jurisprudence allemande, mais qui a depuis largement essaimé) ; celle-ci est au cœur même de notre démocratie constitutionnelle. Elle s’oppose à l’exercice arbitraire des pouvoirs de l’État et elle est étroitement liée au respect des normes juridiques et des droits fondamentaux ainsi qu’à la séparation des pouvoirs.

En octroyant des bonis aux officiers supérieurs du SPVM pour que leurs subalternes délivrent plus de contraventions, la Ville agit illégalement et en marge

du droit, notamment en raison du fait que l’action du pouvoir exécutif dépasse largement le pouvoir que lui a conféré le pouvoir législatif. L’objet d’une loi reflète le consentement de la population et circonscrit le pouvoir des agents de l’État. 

L’objet du Code de la sécurité routière (CSR) est d’assurer la sécurité routière et non de générer des revenus.

Or selon certaines estimations, les revenus perçus par la Ville à ce chapitre – environ 190 millions de dollars – seraient quatre fois supérieurs aux revenus générés par les sources légitimes de revenus (parcomètres, stationnements, vignettes). Ainsi, en utilisant le CSR pour générer des revenus, le maire de Montréal dépasse largement l’objet de la loi et viole ainsi les principes constitutionnels fondamentaux sur lesquels repose notre démocratie constitutionnelle.

Une porte ouverte aux abus

Faut-il rappeler que toutes les révolutions de notre histoire constitutionnelle découlent du fait que le roi voulait lever des impôts sans le consentement de ses sujets réunis en Parlement. C’est le cas des barons qui s’opposèrent au roi Jean sans Terre (1167-1216), lesquels le soumettront à la toute première charte des droits de l’histoire – la Magna Carta (1215). Celle-ci liera tous les souverains suivants, jusqu’à ce que l’un d’eux, Jacques II (1633-1701), inspiré par l’absolutisme, refuse de s’y soumettre. Il sera destitué lors de la « Glorieuse Révolution » et remplacé par des Hollandais (Guillaume et Marie d’Orange), lesquels acceptèrent de se soumettre au Bill of Rights (1689). Que dire des colons américains qui se révoltèrent à la suite de l’imposition du Stamp Act (1765) et des Townshend Acts (1767) ; ils justifièrent leur geste par le fait que l’Angleterre ne pouvait les imposer sans leur permettre d’être représentés à la Chambre des communes (« No taxation without representation »).

L’on pourrait sans doute rétorquer à cela qu’il est préférable de générer un profit par le biais de contraventions que de voir son compte de taxes augmenter. À cela je répondrais ceci : pourquoi ne pas permettre aux policiers de pénétrer dans nos maisons et de s’emparer de nos biens ou, encore, leur permettre d’intercepter les véhicules sur la voie publique afin qu’ils puissent saisir les biens des occupants pour satisfaire aux « objectifs de rendement » que pourrait leur imposer M. le maire ? J’exagère, pensez-vous ?

Cette pratique est pourtant usitée dans 43 des 50 États américains. Pour faire face au sous-financement des services publics – et des services policiers en particuliers –, la majorité des États autorisent les « saisies civiles ». Ainsi, les policiers se placent sur les routes interétatiques (ce qui n’est pas sans rappeler les fameuses « trappes à contraventions »), ciblent les individus les plus vulnérables et saisissent leurs biens sans que ces personnes aient nécessairement commis une infraction criminelle ou sans qu’elles soient subséquemment l’objet d’accusations criminelles.

Là réside incidemment le plus grand danger : lorsque des citoyens arrivent à se convaincre que les autorités publiques peuvent agir illégalement et en marge du droit dans la mesure où ils ne sont pas personnellement touchés.

* Alain-Robert Nadeau est l’auteur de plus de 20 ouvrages en droit constitutionnel et en droit policier, dont Droit policier québécois, qui paraît chaque année. Il est aussi l’auteur principal du nouveau Code de déontologie des policiers de la GRC.

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