Entrevue avec François-Philippe Champagne

Le Canada peut « donner le ton » au commerce mondial

Ottawa — Alors que l’administration Trump multiplie les mesures protectionnistes et les insultes à l’égard de ses plus proches alliés, le Canada est en voie de prendre la place laissée vacante par les États-Unis dans la gouvernance mondiale du commerce, estime le ministre François-Philippe Champagne. Il se dit aussi persuadé que le traité de libre-échange conclu avec 10 pays de la région Asie-Pacifique entrera en vigueur dès le début de 2019.

Pendant une longue entrevue à La Presse, le ministre du Commerce international a abordé de front les écueils rencontrés au cours des derniers mois. « C’est une année tumultueuse. Ce qu’on voit, dans le fond, c’est l’ordre économique mondial qui est sous pression, qui est menacé. »

Le Canada est directement touché par une série de décisions – et de coups de gueule – en provenance de la Maison-Blanche. Parmi celles-ci, la renégociation forcée de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), l’imposition de surtaxes sur les exportations d’acier et d’aluminium vers les États-Unis et la salve d’attaques proférées par le président Donald Trump contre son voisin du Nord.

Signe de l’instabilité ambiante, les investissements directs étrangers ont fondu de 26 % l’an dernier au pays, à 33,8 milliards de dollars, selon les plus récentes données de Statistique Canada.

« Même si les États-Unis seront toujours notre plus grand partenaire économique, ma première job, c’est la diversification, dit François-Philippe Champagne. J’appelle ça l’impératif de la diversification. Il faut commencer au Canada à regarder différents marchés. »

« On rentre à la maison ? »

Si le Canada multiplie les accords commerciaux avec une foule de pays depuis des années, le gouvernement Trudeau a redoublé d’efforts depuis le virage protectionniste amorcé par l’administration Trump. L’un des premiers gestes du président a été de retirer les États-Unis du Partenariat transpacifique, une entente qui a été rescapée – à la surprise de plusieurs – en partie grâce aux efforts du Canada.

« Quand les États-Unis ont décidé de se retirer, il a fallu que les ministres du Commerce se rencontrent pour décider ce qu’on fait, raconte François-Philippe Champagne. On s’est dit : est-ce qu’on regarde vers l’avant ou on rentre à la maison ? »

Les 11 pays restants, qui incluent le Japon, l’Australie, la Malaisie et Singapour, ont en fin de compte décidé de travailler à une nouvelle mouture du traité, renommé Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP).

Plutôt que de jeter au panier l’ancien accord et de se relancer dans d’interminables négociations, les pays membres ont décidé de « suspendre » une série de clauses qui avaient été imposées par Washington. Le Canada est à l’origine de 18 des 22 chapitres écartés du PTPGP, indique le ministre Champagne.

« C’est comme ça qu’on a eu l’exemption culturelle, c’est comme ça qu’on a eu un chapitre révisé sur la propriété intellectuelle. »

— François-Philippe Champagne

Le ministre a bon espoir de voir le PTPGP, ratifié en mars dernier, entrer en vigueur dès le début de 2019, lorsque 6 des 11 pays signataires auront adopté des lois en ce sens dans leurs parlements respectifs. L’entente viendra créer une vaste zone de libre-échange de presque 500 millions d’habitants, qui comptera un produit intérieur brut (PIB) combiné de 10 200 milliards US – plus de 13 % du total mondial.

Le Canada et les autres membres originaux du traité auront un droit de veto sur l’adhésion de tout nouveau pays au partenariat, ce qui pourrait éventuellement inclure les États-Unis.

La « différence » canadienne

Avec la montée du populisme et du protectionnisme aux États-Unis et ailleurs dans le monde, plusieurs des grandes institutions mises en place après la Seconde Guerre mondiale « risquent de s’effriter si on n’en prend pas soin », souligne le ministre. Il cite l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale.

« C’est là, pour moi, que le Canada peut jouer un rôle et faire une différence dans le monde, avance-t-il. Il faut réformer ces institutions pour le XXIe siècle. »

François-Philippe Champagne souligne qu’on lui a demandé à deux reprises de lancer la conversation pendant la dernière réunion de l’OMC au Maroc, afin de « donner le ton » sur un commerce plus inclusif et progressiste. Même scénario lors d’une récente rencontre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à Paris.

Le ministre estime que les deux derniers accords de libre-échange ratifiés par le Canada, soit le PTPGP et l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne, ont permis de démontrer que le Canada est un pays qui offre « stabilité et prévisibilité, et qui s’engage dans le monde plutôt que de se retirer du monde ».

Plutôt optimiste

Malgré la chute des investissements directs étrangers et la vive incertitude qui plane sur l’ALENA, le ministre du Commerce international ne semble pas trop angoissé par les perspectives économiques du Canada. En plus des traités nouvellement signés, il rappelle que des discussions sont en cours avec plusieurs autres groupes de pays, dont le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay) et l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est, en vue de créer d’immenses zones de libre-échange.

« Quand je fais la promotion du Canada dans le monde, je ne dis jamais que c’est un marché de 36 millions d’habitants, fait-il valoir. Je dis : le Canada vous donne accès à 1,2 milliard de consommateurs sur une base préférentielle, et quand on aura ratifié le PTPGP, ce sera 1,7 milliard. C’est ça, le Canada. »

Le ministre se trouve par ailleurs depuis hier à Detroit avec une importante délégation de femmes d’affaires, pour faire avancer la cause de l’égalité des genres dans le monde du travail. Il entend aussi marteler l’importance de ne pas imposer de nouveaux tarifs pendant une allocution devant des gens d’affaires de cette ville industrielle.

C’est justement avec des visites ciblées comme celles-ci que le gouvernement Trudeau espère faire passer les messages du Canada. Car Donald Trump et ses principaux conseillers semblent accorder de moins en moins d’importance aux faits et aux statistiques, qui pointent vers un léger surplus commercial global des États-Unis envers le Canada.

341,7 milliards US Exportations de biens et services américains au Canada

338,9 milliards US Importations de biens et services canadiens aux États-Unis

2,8 milliards US Surplus commercial des États-Unis envers le Canada

Source : U.S. Bureau of Economics Analysis, données pour 2017

Le ton de la Maison-Blanche devient de plus en plus agressif – surtout depuis le fiasco du Sommet du G7 à La Malbaie – et la rhétorique anti-Canada, toujours plus enflammée.

Encore mardi, pendant une allocution devant des gens d’affaires, Donald Trump s’est plaint d’un déficit commercial « énorme » avec son voisin du Nord. Il a aussi affirmé que les Canadiens étaient nombreux à faire entrer des articles américains en contrebande à cause des tarifs gigantesques, notamment des chaussures que les acheteurs s’assureraient d’user un peu afin de duper les douaniers.

Trump a conclu son discours en faisant une étreinte à un drapeau américain sur la scène, un geste bizarre largement relayé sur les réseaux sociaux.

Malgré ces frasques qui font grand bruit, François-Philippe Champagne entend continuer sa campagne de promotion du libre-échange cette semaine au Michigan – et pendant les mois à venir un peu partout dans le monde. « Je dis souvent que le Canada n’est pas le problème ; on fait partie de la solution. »

les Cinq principaux marchés où le Canada exporte

États-Unis – 415 milliards

Chine – 24 milliards

Royaume-Uni – 18 milliards

Japon – 12 milliards

Mexique – 8 milliards

les Principaux marchés d’où le Canada importe

États-Unis – 360 milliards

Chine – 42 milliards

Mexique – 21 milliards

Allemagne – 15 milliards

Japon – 14 milliards

Notes : Données pour 2017, marchandises seulement, en dollars canadiens, fournies par Statistique Canada

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