Violence conjugale

Ces victimes que l’on ne saurait voir

Après des années de réflexion, l’Entraide pour hommes Vallée-du-Richelieu a mis en place, l’été dernier, un service d’aide destiné aux hommes qui subissent de la violence conjugale. Ce n’est pas un luxe, selon Geneviève Landry, qui a été intervenante avant de devenir directrice générale de cet organisme qui a pignon sur rue à Saint-Hyacinthe, Belœil et Longueuil. « Je me rends compte depuis longtemps qu’il y a des hommes victimes de violence conjugale », dit-elle.

Geneviève Landry relate l’histoire d’un homme qu’elle choisit d’appeler Steven. Il a été dirigé vers l’organisme parce que sa compagne a porté plainte pour violence conjugale. Après quelques séances, il a amorcé une rencontre en déboutonnant sa chemise devant son intervenante médusée : son torse comporte de nombreuses griffures.

« Steven m’a expliqué que ça faisait huit ans que sa blonde lui lançait des assiettes, le griffait et le mordait au visage. Il m’a dit : “Je m’assois et j’attends que ça passe.” »

— Geneviève Landry, directrice de l’Entraide pour hommes Vallée-du-Richelieu

Cet homme est beaucoup plus corpulent que sa compagne. Il encaisse. Une fois, il a répliqué. Sa compagne a porté plainte immédiatement. Geneviève Landry ne cherche pas à excuser le geste fait par Steven, simplement à montrer qu’il était aussi une victime dans cette dynamique infernale.

1 CAS SUR 5

Il ne fait aucun doute que les femmes demeurent les principales victimes de violence conjugale. Or, dans 18 à 20 % des cas, la victime est un homme. Dénigrement, menaces, humiliation, ceux-ci vivent de la violence psychologique, mais aussi physique. Yves C. Nantel, du Service d’aide aux conjoints, parle de tasses d’eau bouillante lancées au visage, de coups de pied, d’agressions avec un ciseau ou un couteau.

Au Service d’aide aux conjoints, 10 % de la clientèle – exclusivement masculine – a vécu de la violence physique. Paul*, la soixantaine, a vécu pendant une dizaine d’années avec un coloc avec lequel il avait des relations sexuelles occasionnelles. « On était comme un vieux couple », dit l’homme, qui a subi une intervention chirurgicale au cœur à l’hiver 2015.

Un vieux couple dysfonctionnel : il décrit son ancien colocataire et amant comme une personne manipulatrice, profiteuse et violente. « Avant l’opération, j’étais capable de le remettre à sa place », assure Paul. Affaibli par ses problèmes de santé, il a fini par appeler les policiers, qui lui auraient fait réaliser que son amant était dangereux pour lui. Il l’a fait expulser. En décembre, il recevait encore des appels de menaces de cet homme.

L’agresseur peut aussi être l’épouse ou la petite amie. Ce qui brouille complètement les cartes. Un homme victime de violence conjugale est une idée qui va à l’encontre du discours dominant. « Il n’est pas normal que l’homme se soit fait agresser, c’est un agresseur, caricature Yves C. Nantel, intervenant et coordonnateur au Service d’aide aux conjoints. Ça reste très marginalisé. Cocasse… »

L’idée qu’un homme puisse être battu semble en effet un sujet de rigolade, si on en croit des commentaires glanés sur la page Facebook d’un site sportif où il était question de l’arrestation de la copine d’Alex Galchenyuk dans un dossier traité comme une histoire de violence conjugale. Un grand nombre de messages tendaient aussi à banaliser la situation.

DEVANT SOI-MÊME

Geneviève Landry confirme que ce sujet peut en effet susciter la moquerie. « Ça va à l’encontre d’une vision de la virilité voulant que l’homme soit fort, indépendant et capable de se défendre tout seul. Ça ne correspond pas à l’image que ces hommes eux-mêmes ont de ce que c’est que d’être un homme », dit-elle. Les victimes masculines vivent de la honte et mettent beaucoup de temps à révéler les sévices qu’ils subissent.

« Ils doutent d’eux-mêmes, ajoute Yves C. Nantel. Vu qu’il n’y a pas de reconnaissance sociale de la violence conjugale envers les hommes, c’est souvent une collègue ou une sœur qui dit à l’homme qu’il devrait consulter. Eux-mêmes ne savent pas si ce qu’ils vivent est de la violence… »

« La situation de violence envers un homme ou une femme, c’est la même chose, à quelques nuances près. »

— Yvon Dallaire, psychologue

« Je trouve que ce que dit Sophie Torrent [auteure de L’homme battu : un tabou au cœur du tabou] est très pertinent, souligne le psychologue Yvon Dallaire. La femme qui est violentée, lorsqu’elle dénonce la situation, gagne un réseau. Des associations autour d’elle vont la défendre et la prendre en charge. Les hommes, lorsqu’ils sont violentés physiquement, ils perdent un statut. Un statut d’homme. »

DEVANT LE SYSTÈME

Il y a encore beaucoup de chemin à faire pour que la violence conjugale faite aux hommes soit reconnue. Il n’est pas certain que les hommes eux-mêmes aient envie de mener ce combat. « Contrairement aux femmes, les hommes n’ont pas envie d’aller sur la place publique pour faire parler d’eux », estime Yves C. Nantel. Parce qu’ils ont honte, parce qu’ils ont peur qu’on se moque d’eux ou que leurs enfants subissent des railleries à l’école…

Plus encore, les hommes auraient une confiance « très mitigée » dans un système judiciaire qui, à leurs yeux, a un préjugé favorable aux femmes. Ainsi, ils prendraient très au sérieux une conjointe qui menace de les accuser, eux, de violence conjugale, de se sauver avec les enfants ou d’inventer des histoires d’agression sexuelle sur un enfant…

Yves C. Nantel estime que le système – structuré pour accueillir et soutenir les femmes victimes de violence – se méfie, lui aussi, des hommes victimes de violence conjugale. Des intervenants (souvent des intervenantes) aux policiers, peu de gens sont formés pour faire face à une situation où l’agresseur n’est pas l’homme. Sans compter que, dans bien des cas, la violence est « mutuelle », selon Geneviève Landry.

« Il faut une reconnaissance sociale de ce problème-là. Il faut offrir les services, estime le coordonnateur du Service d’aide aux conjoints. Il faut améliorer tout ce qui relève du dépistage et de l’intervention. »

* Nom fictif

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