Chronique

Le niqab intérieur

Si elle était habillée sexy, c’est qu’elle l’a un peu cherché. Si elle avait trop bu, c’est un peu sa faute. Et si elle dénonce un viol, c’est qu’elle veut se venger… 

Ces mythes qui donnent envie de hurler ne sont pas issus de discussions de taverne des années 50 ou d’une lointaine culture « anti-femmes », pour reprendre l’expression de Stephen Harper dans le débat sur le niqab. Ce sont des fausses idées encore très répandues dans notre propre culture. On pourrait dire que c’est notre niqab intérieur. Moins visible à l’œil nu. Moins choquant en apparence. Mais beaucoup plus ancré dans notre réalité quotidienne que le débat sur le port du niqab.

Il ne s’agit pas ici de banaliser le port du niqab qui, à mon sens, est un terrible symbole d’aliénation féminine. Il s’agit simplement de mettre les choses en perspective. 

Combien de femmes au pays sont forcées de porter le niqab ? Un nombre infime, contrairement à ce que peut laisser croire le tapage politico-médiatique. Combien de femmes ont déjà été victimes d’agressions à caractère sexuel ? Une sur trois, rappelait hier Manon Bergeron, professeure au département de sexologie de l’UQAM, dans le cadre d’un Forum sur le consentement – forum organisé dans la foulée des mesures prises par l’université pour désamorcer la crise de l’automne dernier. 

Je partage l’indignation de ceux qui s’élèvent contre le niqab. En même temps, je suis toujours perplexe devant un certain féminisme « poudre aux yeux » qui se soulève contre l’inégalité hommes-femmes quand il est question de l’islam, mais qui ferme les yeux quand ça nous concerne de plus près. Une façon réconfortante de se dire que les vilains sexistes, ce sont toujours les autres.

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Devant un parterre composé essentiellement d’étudiantes de l’UQAM déjà sensibles à ces enjeux, Manon Bergeron a déconstruit hier une bonne douzaine de mythes entourant les agressions sexuelles. Les données les plus troublantes qu’elle a présentées concernaient la portée encore bien réelle des mythes cités au début de cette chronique. Si elle portait un décolleté plongeant et une jupe courte, c’est qu’elle l’a un peu cherché, non ? Si elle a été violée alors qu’elle avait trop bu, elle est au moins un peu responsable, non ? Les accusations de viol ne servent-elles pas souvent à se venger des hommes ?

J’aurais aimé penser que ces fausses croyances appartiennent à une époque révolue. J’aurais aimé penser que ceux qui tiennent les femmes responsables de la violence sexuelle et justifient l’injustifiable sont une infime minorité. Mais des données récentes nous disent au contraire que ces mythes restent très tenaces, même chez les jeunes. Jetez un coup d’œil, par exemple, à l’enquête menée sur le campus de l’Université d’Ottawa*. Plus du quart des étudiants (26 %) n’ont pas sursauté devant l’énoncé « Les femmes qui se placent dans des situations à risque sont en partie responsables si elles se font violer ». Ils étaient soit d’accord (15 %), soit « neutres » (11 %), ce qui peut révéler une certaine ambivalence là où il ne devrait y en avoir aucune. Ça fait beaucoup de monde qui dit ouvertement : « Bof ! Elle l’a un peu cherché… » Sans compter tous ceux qui le pensent, mais n’osent pas le dire.

Bien qu’on trouve aussi des femmes qui minimisent la violence sexuelle, des proportions plus élevées d’hommes sont portés à le faire ou à croire que les femmes portent plainte pour se venger. Si c’était pour se venger, que gagneraient-elles au juste ?, demandait Manon Bergeron, qui a travaillé 13 ans comme intervenante dans des CALACS (Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel). « En 13 ans, je n’ai jamais vu une victime gagner beaucoup d’argent ou de soutien parce qu’elle avait dénoncé son agresseur », rappelle-t-elle.

« Bien sûr que briser le silence est important. Bien sûr qu’on gagne parce que c’est un premier pas vers la délivrance. Mais est-ce qu’une victime qui dénonce a une meilleure réputation ? Non. Est-ce qu’elle a un soutien inconditionnel ? Non plus. » 

— Manon Bergeron, professeure au département de sexologie de l’UQAM

On estime que seulement 10 % des agressions sexuelles sont rapportées à la police et le taux de plaintes non fondées est comparable à ce qu’on retrouve pour d’autres types de crimes (entre 2 % et 4 %).

L’ennui avec tous ces mythes, c’est qu’ils laissent les victimes avec un sentiment de culpabilité et de honte, et embrouillent notre compréhension de ce qu’est le consentement. « Céder n’est pas consentir », soulignait la sexologue Audray Lemay, intervenante en relation d’aide recrutée par l’UQAM il y a deux mois.

Comment déraciner les mythes ? Un forum sur le consentement, tel que celui organisé hier par l’Institut de recherches et d’études féministes, à la suggestion du Vice-rectorat à la vie universitaire de l’UQAM, est une initiative louable. Mais c’est un peu comme prêcher aux convertis. Cela ne permet pas de prendre le problème à bras-le-corps. 

On peut tout de même se réjouir du fait que l’UQAM, qui est en train de revoir sa politique contre le harcèlement sexuel, prenne la question au sérieux. La crise de l’automne, marquée par une désolante campagne de dénonciations anonymes, a agi comme un signal d’alarme. Malgré un contexte de restrictions budgétaires, on a donné le feu vert à l’embauche d’Audray Lemay, qui fait un précieux travail d’accompagnement auprès des victimes d’agression sexuelle sur le campus. Sauf que son contrat se termine le 30 avril. Que fera-t-on après ?

Il reste à espérer que l’on ira au-delà de la simple gestion de crise et que d’autres actions plus systématiques, à l’UQAM et ailleurs, seront mises de l’avant pour venir à bout de ce niqab intérieur. 

* Rapport du Groupe de travail sur le respect et l’égalité : mettre fin à la violence sexuelle à l’Université d’Ottawa (2015)

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