Opinion

Quand la philosophie s’invite à l’Assemblée nationale

Un échange inusité entre Gabriel Nadeau-Dubois et le ministre François Blais montre que les débats de qualité sont parfaitement possibles dans l’enceinte parlementaire

Une scène inusitée s’est déroulée le 30 avril dernier à l’Assemblée nationale. Participant à l’étude des crédits du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Gabriel Nadeau-Dubois, le député de Gouin, a profité de son temps de parole pour discuter philosophie avec le ministre François Blais.

Ayant étudié en philosophie et en sciences sociales, le co-porte-parole de Québec solidaire a demandé au ministre Blais si John Rawls – l’auteur de Théorie de la justice (1971), l’un des livres de philosophie les plus riches et influents des 50 dernières années – serait d’accord avec la mesure la plus discutée du programme Objectif emploi mis en œuvre par son ministère. Philosophe politique de formation ayant enseigné les théories de la justice sociale pendant de nombreuses années au département de science politique de l’Université Laval, M. Blais était bien outillé pour répondre à ces questions.

Notons d’abord que le Plan d’action pour l’inclusion sociale et la participation économique du gouvernement libéral renforce la distinction entre les prestataires de l’aide de dernier recours qui ont une contrainte sévère à l’emploi et ceux qui sont aptes à travailler. Les premiers verront leurs prestations augmenter de façon significative dans les cinq prochaines années. Comme nous le verrons, cela ne peut qu’être célébré par les progressistes, et en particulier ceux s’inspirant de la pensée de Rawls.

De leur côté, ceux qui sont jugés aptes au travail et qui font une première demande d’aide sociale devront participer au programme Objectif emploi. Ce programme vise à accompagner le demandeur dans sa recherche d’emploi ou à augmenter son employabilité par la formation. L’aspect le plus critiqué de ce programme est qu’il prévoit des sanctions pour ceux qui refuseraient de suivre le plan établi avec un conseiller en emploi. 

Alors que les prestations de base pour une personne seule sans contraintes à l’emploi sont de 633 $ par mois, un premier demandeur qui ne respecterait pas les règles du programme verrait graduellement ses prestations diminuer jusqu’à un seuil plancher de 425 $ par mois. Soulignons que ceux qui participent au programme voient leurs prestations augmenter de 165 $ à 260 $ par mois selon le parcours d’intégration choisi.

Qu’en dirait Rawls ?

Que doit en penser un philosophe rawlsien ? Comme la démarche de Rawls est volontairement abstraite et idéalisante, il n’est pas aisé de répondre à la question.

À première vue, on peut penser que Rawls aurait vu cette approche coercitive d’un mauvais œil. L’un des principes de justice retenus par Rawls est celui en vertu duquel les inégalités de revenu sont acceptables uniquement si le fait de permettre à certains de s’enrichir davantage permet, entre autres par l’entremise de politiques de redistribution de la richesse, d’améliorer la situation socioéconomique de ceux qui sont les moins bien nantis.

C’est ce qui fait dire à plusieurs que la théorie de la justice rawlsienne justifie les politiques redistributives associées à la sociale-démocratie.

Rawls ne fait apparemment aucune distinction au sein de la catégorie des personnes qui se situent au bas de l’échelle des revenus. L’idée est plutôt de « maximiser le minimum social » afin que tous puissent mener une vie décente. La chose se complique, toutefois, lorsque l’on comprend que Rawls croyait que la société doit être vue comme un « système de coopération sociale » au sein duquel les bénéfices et les responsabilités inhérentes à la coopération devaient être répartis de façon équitable.

Conscient que certains pourraient vouloir profiter des avantages de la vie sociale sans faire leur part, Rawls a précisé que la volonté de participer au marché du travail était une condition à l’obtention du revenu de base. Ceux qui, bien qu’aptes à l’emploi, décident de ne pas travailler afin d’avoir plus de temps libre et de se consacrer entièrement à des activités non rémunérées doivent ainsi trouver les moyens de financer leur plan de vie. 

C’est ainsi que le « surfeur de Malibu », dont la conception de ce qu’est une vie réussie exige qu’ils puissent surfer à temps plein, ne pourrait pas compter sur le revenu minimum prévu par la théorie de la justice rawlsienne. Pour Rawls, tous les citoyens doivent avoir accès à une quantité raisonnable de temps libre. Au-delà de ce seuil commun, il revient aux individus de trouver les moyens de se permettre les activités non rémunérées auxquelles ils souhaitent s’adonner.

On comprend donc pourquoi le ministre Blais soutient que sa politique est compatible avec la théorie rawlsienne. Le co-porte-parole de Québec solidaire aurait peut-être eu avantage à invoquer un autre grand philosophe politique, à savoir Philippe Van Parijs, qui a défendu, sur la base d’arguments aussi sophistiqués que controversés, que le surfeur de Malibu devait avoir droit à une allocation universelle suffisamment généreuse pour qu’il puisse se consacrer à temps plein à sa passion.

Débats de qualité

Rien de cela ne règle la question éthique en jeu : l’approche coercitive retenue par le gouvernement est-elle juste ? Des questions difficiles se dressent ici sur le chemin à la fois des défenseurs et des pourfendeurs de la politique.

Au ministre Blais : les Québécois qui auront du mal à respecter les normes du programme Objectif emploi ne seront sans doute pas, pour l’essentiel, dans la situation des surfeurs de Malibu. Tout en étant techniquement aptes à l’emploi, on devine que leur parcours aura été parsemé d’embûches.

Tout en admettant que les mesures incitatives du programme puissent vraisemblablement augmenter le pouvoir d’agir des participants, le principe de solidarité envers les personnes vulnérables n’implique-t-il pas qu’un revenu minimum plus élevé que 425 $ par mois soit assuré à ceux qui n’arriveront pas à respecter ses conditions ?

Au co-porte-parole de Québec solidaire : doit-on abolir la distinction entre ceux qui ont des contraintes sévères au travail et ceux qui n’en ont pas ? S’il faut la maintenir, comment devrait-elle se traduire sur le plan des prestations d’aide sociale des uns et des autres ? Et puisque le député de Gouin apprécie les expériences de pensée : si la conception de la vie bonne d’une personne repose sur l’idéal d’une vie entièrement consacrée à la lecture, pour le plaisir, de l’œuvre de Proust, la collectivité doit-elle lui offrir les moyens de réaliser son plan de vie ?

Peu importe ce que l’on pense de Rawls, des surfeurs, de Proust et du programme Objectif emploi, il faut remercier les députés de Gouin et de Charlesbourg de nous avoir fait réfléchir et de nous avoir montré que les débats de qualité sont parfaitement possibles dans l’enceinte parlementaire.

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