Chronique : FFM

Mourir dans la dignité

Une ville ne vit pas seulement de construction immobilière et d’autoroutes. Pour se développer, elle a besoin de rêves, de symboles, de moments. C’est ce qui permet de créer chez les citoyens un sentiment d’appartenance, de donner un sens et une direction à la ville, de façonner son image dans le monde. Une ville a aussi besoin de succès pour insuffler la fierté sans laquelle l’essor est impossible.

Je ne suis pas un spécialiste du cinéma, mais j’aime Montréal et je me préoccupe de son avenir. Et j’ai fréquenté assez d’événements politiques, économiques, sociaux, culturels, ici et ailleurs, pour être capable de reconnaître un flop quand j’en vois un.

Le Festival des films du monde, qui s’est terminé lundi, est un cas-type de flop lamentable.

C’est un flop qui nuit à la métropole, un flop qui nous fait mal. L’événement, dans sa forme actuelle, a dépassé, depuis longtemps, sa date de péremption. Il dégage un parfum de « passé dû » qui ne peut que décourager les Montréalais et envoyer de mauvais messages à ceux qui, ailleurs dans le monde, s’intéressent à nous.

Pendant au moins deux décennies, grâce au FFM, Montréal a été, quelques jours par année, le centre du monde de la planète cinéma. Mais cet âge d’or est loin derrière nous. Le FFM quadragénaire d’aujourd’hui, rapetissé, brinquebalant, ne fait que nous renvoyer l’image de son déclin.

Pas n’importe quel déclin. Plutôt que de tirer sa révérence dans la dignité, le FFM s’est enfoncé dans un climat de cacophonie. On a assisté, cette année, à une véritable farce, un cafouillage loufoque, un festival de la broche à foin qu’on ne tolérerait dans aucun événement minimalement sérieux. Pas de programme, pas de salle, pas d’employés, pas de chambres d’hôtel, à peu près pas de grande visite, une improvisation totale sur fond de déclarations contradictoires et pas toujours franches du grand timonier de l’événement, son créateur, mais aussi son seul maître avant Dieu, Serge Losique.

Il est vrai que M. Losique a réussi, à bout de bras, à maintenir à flot son événement pour cette 40e édition. Grâce à sa combativité, ses contacts, des appuis de dernière minute, comme celui du Théâtre Outremont, il a réussi tant bien que mal à projeter ses films, et satisfaire un certain public avec des œuvres, dont plusieurs films de qualité. 

Le fait que M. Losique ait réussi à faire survivre son festival un an de plus est certainement une victoire personnelle pour lui-même. Mais est-ce pour autant un moment de réjouissance collective pour les Montréalais et les Québécois ? Sommes-nous gagnants ? Sommes-nous fiers ? Montréal en sort-il grandi ? Est-ce que cela donne un coup de pouce à notre cinéma ? Non, non, non, non et non.

Un festival international de cinéma, c’est plus que la projection d’un certain nombre de films étrangers.

On s’en rend douloureusement compte quand on compare le FFM aux deux grands événements cinématographiques entre lesquels il est pris en sandwich, la Mostra de Venise et le TIFF, le Toronto International Film Festival. C’est à Toronto et à Venise que ça se passe, c’est à Toronto et à Venise que vont la plupart des cinéastes et comédiens québécois.

Le message que le FFM nous envoie, à nous, Montréalais, c’est celui d’un échec, le fait que Montréal ait été dépassé, marginalisé même par Toronto qui regardait il n’y a pas si longtemps Montréal avec envie. Un échec qu’on ne peut pas attribuer, comme l’a fait M. Losique, à l’asservissement de la Ville Reine à la machine hollywoodienne. Et comme on le sait, il n’y a rien de plus débilitant qu’un échec.

Et quel message envoie-t-on au reste du monde ? Le FFM, on n’en parle à peu près pas. J’ai vérifié dans les médias français, en général la première étape du rayonnement international québécois. Eh bien, pas un mot, pas un seul, dans Le Monde, Le Figaro ou Libération. Le FFM a sans doute eu des échos dans les médias de Croatie, la patrie de celui qui a remporté le Grand Prix des Amériques, Rajko Grlic. On pourrait se dire que ce silence radio constitue une bonne nouvelle, mais en fait, il confirme la marginalisation de Montréal.

Ce qui étonne le plus dans le déroulement de ce festival de broche à foin, c’est l’espèce d’indulgence à l’égard d’un cafouillage quand même monumental. Il tient en partie au personnage de M. Losique, un homme hors normes avec ses excès, ses coups d’éclat, ses pirouettes, ses secrets. Il tient aussi à son passé, au rôle remarquable qu’il a joué jadis pour construire ce qui a été un grand festival.

La tolérance à son égard s’explique sans doute aussi par des traits de la culture québécoise. D’abord, une sympathie pour les underdogs, les petits qui combattent les grands, dans ce cas-ci, l’establishment culturel qui lui a coupé les vivres. Ensuite, une espèce de conception chrétienne de la réalisation dans la douleur. Ce qu’on admire maintenant chez Serge Losique, c’est sa résilience, le fait qu’il ait réussi encore une fois à faire survivre son festival moribond. Comme si survivre représentait un succès, comme si le fait de vivoter pouvait être un objectif collectif.

Ce déclin ne peut pas seulement s’expliquer par les perturbations qui ont touché le cinéma comme le reste des activités humaines. La Mostra de Venise semble avoir été capable de résister à ces turbulences. Il ne s’explique pas non plus seulement par le fait que les organismes subventionnaires aient décidé, à juste titre, de lui couper les vivres, même si cela accroît ses difficultés. Il y a aussi, dans cette déchéance, la responsabilité de M. Losique lui-même, avec son arrogance, sa conception de la gouvernance, son opacité, sa conception du cinéma.

Le problème, c’est que dans sa lente agonie, le FFM occupe un espace qui a pour effet de bloquer toute autre initiative qui permettrait à la communauté montréalaise et au Québec tout entier de retrouver la place qui devrait être la sienne dans le monde du cinéma.

Comment s’en sortir ? Le fait de mettre fin aux subventions n’a pas suffi. Les efforts pour remplacer le FFM ont été des échecs. Les tentatives pour renouveler la gouvernance du festival ont été bloquées par son maître absolu.

Serge Losique, cette semaine, semble avoir ouvert timidement la porte à son éventuel déplacement. Encore faut-il qu’il ouvre toute grande cette porte et qu’il la franchisse. Soit pour imprimer un virage au FFM, soit pour le remplacer. Encore faut-il qu’on transpose au monde des festivals cinématographiques une réflexion qui a déjà été faite dans le monde de la santé, celle de mourir dans la dignité.

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