Musique

Le temps suspendu à L’Isle-aux-Coudres

Depuis huit ans, la chanteuse Geneviève Jodoin et son chum musicien Frédéric Boudreault sont propriétaires d’une auberge-restaurant à L’Isle-aux-Coudres, où ils présentent aussi des spectacles. Nous sommes allés les visiter au début de juillet, pour voir comment ils survivent aux impacts de la pandémie alors que « tous [leurs] métiers ont été annulés » et assister à la première soirée de la saison avec Ariane Moffatt.

L’installation

Quelques jours avant notre arrivée à La Fascine, Geneviève Jodoin était nerveuse : on annonçait de la pluie pour ce vendredi-là, ce qui signifiait que le spectacle extérieur mettant en vedette Ariane Moffatt devrait être déplacé à l’intérieur. Mais un fort nordet a heureusement nettoyé le ciel la veille. C’est donc sous un soleil éclatant qu’on pouvait mettre la dernière touche à la scène construite derrière l’auberge. « C’est sûr que le stress est tombé maintenant », nous dit-elle en nous accueillant. Avant la COVID-19, les spectacles présentés par La Fascine avaient toujours lieu dans une petite salle pouvant accueillir à peine une centaine de personnes. Pour un deuxième été, à cause des mesures sanitaires qui limitent le nombre de spectateurs, Geneviève Jodoin et Frédéric Boudreault ont décidé de présenter les spectacles dehors. « Ce qu’on voulait, c’est recréer la bulle qu’on avait à l’intérieur, explique-t-elle. Je pense que cet été, on a réussi. » Un « vieux monsieur » a installé une charrette, leur ami le peintre Jimmy Perron a peint une toile et conçu l’aménagement de la scène, le père de Frédéric a donné un coup de main. « On est toujours tributaires du beau ou du mauvais temps, mais je pense qu’on a quelque chose de l’fun », dit Frédéric.

Le couple

Parents de trois enfants, Geneviève Jodoin et Frédéric Boudreault, qui est lui-même originaire de L’Isle-aux-Coudres, ont acheté La Fascine au début des années 2010, sur un coup de tête. L’auberge était à l’abandon, ils lui ont lentement redonné une vie, et les deux musiciens ont appris tous les métiers qui y étaient reliés. « On est arrivés ici, on ne savait même pas couler une bière », raconte Frédéric. Le projet a pris de l’ampleur jusqu’à ce qu’ils quittent définitivement Montréal en 2015. Mû par la même énergie combative, le couple forme un tandem du tonnerre et est sur tous les fronts en même temps. « Tu aurais dû nous voir le soir du spectacle de la Saint-Jean : on courait partout. On a failli tomber dans les pommes à la fin ! Mais c’est toujours comme ça, on est habitués », raconte Geneviève. En entrevue, les deux se coupent la parole, complètent la pensée de l’autre... et s’obstinent souvent. « Je pense que je vais vous laisser parler ensemble parce qu’on se castre tout le temps », dit Frédéric en s’éloignant. « Non, TU me castres ! », lance Geneviève. « Êtes-vous toujours comme ça ? », leur demande-t-on. Elle sourit. « Ça fait 28 ans qu’on s’obstine, ça fait 28 ans que les gens pensent qu’on va se laisser parce qu’on s’obstine. Ils ne comprennent pas... C’est de même qu’on avance ! »

La programmation

Début d’après-midi, Ariane Moffatt arrive avec sa petite famille. Son spectacle sera le premier de huit qui seront présentés à La Fascine les vendredis d’été, une solide programmation qui met en vedette entre autres Vincent Vallières, Louis-Jean Cormier, Luce Dufault, Fred Fortin et Cindy Bédard. Geneviève Jodoin se lève et va accueillir son amie, tout heureuse. « Ça fait huit ans que je la gosse pour qu’elle vienne ! » Celle qui a été choriste à Belle et Bum pendant des années, qui a sorti quatre albums en carrière et gagné La voix en 2019 admet que son carnet de contacts l’a aidée au début, mais que maintenant La Fascine a assez bonne réputation pour que des agences d’artistes la contactent sans même savoir qui elle est. « Mais c’est sûr que c’est plus facile avec les gens que j’ai connus dès le départ. Ariane, on a presque été à l’université ensemble. » Chaque année, elle commence à bâtir sa programmation dès janvier en faisant une liste potentielle et en décortiquant les horaires de tournée. « Je regarde ce qui se passe dans la région. C’est plus facile de les faire venir s’ils passent par Baie-Saint-Paul ou Tadoussac. » Sa grande fierté ? Ceux qui reviennent d’année en année. « C’est la consécration. On fait partie des places où les artistes aiment aller. La différence, c’est dans l’accueil, je pense. Je les accueille comme je voudrais être accueillie. »

Se réinventer

Le test de son est commencé et Ariane Moffatt chante La nature, qui figure sur son nouvel album, Incarnat. Geneviève Jodoin arrête de parler. « Je capote. Regarde, mon chum est déjà en train de filmer. » C’est le premier sound check de l’été et l’émotion est vive : c’est que l’année pandémique a été difficile, tant dans le milieu de la restauration et de l’hébergement que dans celui de la musique. « Tous nos métiers ont été annulés ! C’est vraiment ça qui est arrivé. Ça m’a traversé l’esprit de me dire : voyons, je vais-tu devoir retourner à l’école, moi aussi ? J’ai des amis qui devenaient facteurs, d’autres qui sont partis dans la construction... » Pas facile de se réinventer... quand on s’est déjà réinventé. « C’est pour ça que j’étais perdue. » L’argent qui aurait pu servir à développer des projets ou faire des améliorations est passé dans les frais fixes, mais malgré l’incertitude, le couple a décidé de « faire confiance à la vie ». « On s’est dit qu’on allait se débrouiller, comme on l’a toujours fait. »

L’esprit entrepreneurial

Dans le milieu de l’après-midi, Geneviève Jodoin doit retourner chez elle chercher ses écouteurs... et ramener quelques enfants. « C’est l’histoire de ma vie », dit celle qui travaille aussi en cuisine cet été parce qu’il manque de personnel, et qui faisait les chambres en juin avant que les employés saisonniers arrivent. On sent que le couple retire une certaine fierté de son autonomie, à fonctionner en dehors des grands réseaux de salles et sans subventions. « On n’a pas la structure pour ce que ça demande en charge administrative. Il faudrait que l’un de nous ne devienne que gestionnaire », explique Frédéric Boudreault, qui trouve important que de petites salles comme la leur proposent une offre culturelle de qualité à la communauté – ce sont beaucoup des gens de l’endroit qui viennent voir les spectacles à La Fascine. « C’est un peu ça, le mandat. Et c’est Geneviève qui fait ce travail-là. C’est à cause d’elle qu’Ariane est là ! Elle fait une job hallucinante, c’est une machine de guerre. » Mais savaient-ils, avant de se lancer, qu’ils avaient la fibre entrepreneuriale ? « Tous les musiciens l’ont, croit Frédéric. Mais ça veut dire quoi, de toute façon ? C’est avoir la capacité de se laisser tomber sans filet dans une aventure à laquelle tu crois. Tu sais, elle est poquée, la business de la musique. Alors La Fascine est arrivée comme une continuité de ce qu’on avait envie de lancer dans l’univers. »

Ariane Moffatt

Geneviève Jodoin présente ses propres spectacles avec des invités-découvertes les jeudis, mais chante parfois avec les artistes. « Je ne m’impose pas, mais s’ils m’invitent, j’y vais. Et Ariane m’a invitée. » Les deux chanteuses font un petit bout de test de son ensemble, puis Ariane Moffatt continue seule pendant que ses enfants gambadent un peu partout sur le grand terrain de La Fascine. « L’aire de jeu qui est presque sur le stage, le trampoline... Si j’étais venue sans les enfants, j’aurais pleuré dans un ti-coin », nous avoue l’autrice-compositrice-interprète, complètement sous le charme de la chaleur et de la beauté du lieu. Si elle n’y est jamais allée avant, c’était surtout circonstanciel. « Mais une fois que tu mets les pieds ici... c’est un revenez-y. » Ariane Moffatt est impressionnée par ce que le couple a réussi à bâtir en quelques années. « Ils sont ensemble depuis toujours, ils ont fait trois enfants... après ça, tu peux tout faire ! C’est du monde super motivé, Fred est hyperactif et passionné, Geneviève a un côté gestionnaire et organisationnel, ils sont très complémentaires et conjuguent leurs passions. Et ils ont trouvé un lieu pour se poser tout en restant en connexion avec la scène musicale. »

Le spectacle

Il fait très frais ce soir-là et les spectateurs sont arrivés avec des vêtements chauds et des couvertures. « Vous connaissez la règle, avertit Geneviève Jodoin en présentant Ariane Moffatt. Si vous parlez, je vous mets dehors. Alors là, si vous parlez, je vous rentre en dedans ! » Un avertissement qui n’était peut-être pas nécessaire puisque l’ambiance est au recueillement et à l’écoute. « J’ai les larmes aux yeux, là », dit Ariane Moffatt après quelques chansons. Elle interprète ensuite la magnifique Beauté, qui s’harmonise parfaitement avec l’endroit. Intimité, douce complicité, il y a une communion rare dans cette soirée où l’émotion circule. Debout derrière le public, Geneviève Jodoin et Frédéric Boudreault écoutent en souriant. Elle servira quelques bières et ira dans la lumière chanter avec Ariane, il saluera les spectateurs un à un lorsqu’ils s’en iront à la fin du spectacle. La magie de L’Isle-aux-Coudres, là où le temps est suspendu, a opéré. Et toute l’essence de leur projet commun s’est incarnée le temps d’une soirée. Qu’est-ce qu’on leur souhaite comme été ? avait-on demandé à Geneviève Jodoin plus tôt. « Du beau temps, tout le temps. Les jours de show ! Parce que tous les autres jours, il peut ne pas faire beau. »

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