CHRONIQUE

La Syrie abandonnée

Au lendemain de l’exécution du journaliste James Foley par l’État islamique, Barack Obama a eu cette phrase qui m’a jetée par terre.

« L’État islamique est un cancer qui n’a pas sa place au XXIe siècle. »

Un cancer, c’est vrai. Qui n’a pas sa place au XXIe siècle, vrai aussi. Mais le cancer qui se développe à une vitesse folle en se répandant en Syrie et en Irak a été nourri par la lâcheté des Américains et des Occidentaux, qui ont refusé d’intervenir en Syrie. De ce refus est né le chaos. L’État islamique a grossi en se greffant sur ce chaos.

Et croyez-moi, le chaos est total en Syrie. Les chiffres ne révèlent qu’une partie du désastre, la partie froide, statistique : 6,8 millions de personnes déplacées ou réfugiées et plus de 190 000 morts, alors qu’il y en avait 93 000 à pareille date l’an passé. Un carnage et un immense brassage de population provoqué par la peur, les bombes, les armes chimiques et les tireurs embusqués. La folie syrienne.

Alep, la deuxième ville du pays, est dans un état pitoyable. Il faut voir ses immeubles éventrés, ses hôpitaux bombardés, ses quartiers en ruines et l’immense désespoir de la population pour comprendre l’ampleur de la tragédie.

La Syrie a été abandonnée par les Occidentaux. Ils ne sont pas intervenus parce qu’ils avaient peur du bourbier syrien, peur de mettre le doigt dans cette poudrière située au cœur du Moyen-Orient, une autre poudrière. Une poudrière dans une poudrière, c’est pour dire. Les Occidentaux ne voulaient pas affronter le gouvernement de Bachar al-Assad, qui est soutenu par l’Iran, le Hezbollah libanais, les Russes et la Chine. Ils ont préféré s’écraser, tergiverser et se réunir dans des sommets qui n’ont rien donné.

Pendant que les Occidentaux se posaient des questions existentielles sur le comment et le pourquoi d’une intervention, les groupes radicaux liés à Al-Qaïda n’ont pas hésité. Ils se sont jetés dans la mêlée en se battant avec les rebelles. Et ils ont kidnappé la révolution syrienne.

Aujourd’hui, les Occidentaux n’osent plus aider les rebelles de crainte que les armes tombent entre les mains des intégristes purs et durs, comme le Front al-Nosra et l’État islamique, que le premier ministre français, Manuel Valls, a qualifié de fascisme islamique.

Les Occidentaux se sont piégés en refusant d’intervenir.

Aujourd’hui, ils s’en mordent les doigts. 

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La Syrie est aussi abandonnée par les journalistes. Les salles de rédaction n’osent plus envoyer leurs reporters, le pays est trop dangereux.

La Syrie est devenue le terrain de prédilection des pigistes qui prennent des risques énormes.

Le reporter de Paris Match, Alfred de Montesquiou, travaille au Moyen-Orient depuis plusieurs années. Il a couvert les révolutions en Libye et en Syrie. Dans son livre, Oumma*, il écrit : « Dans beaucoup de salles de rédaction, celle de Paris Match en particulier, la Syrie est devenue pendant plusieurs mois un conflit à traiter avec des pincettes. À Londres, le Sunday Times a même demandé aux photographes de ne plus lui envoyer des photos de Syrie, “pour ne pas encourager les free-lances à prendre des risques excessifs”. »

Montesquiou a écrit ces lignes avant la décapitation de James Foley. Au moins une vingtaine de reporters internationaux sont toujours détenus en Syrie. Dans une lettre crève-cœur que Foley a fait parvenir à sa famille du fond de son cachot peu de temps avant sa mort, il racontait qu’il vivait dans une cellule avec 17 autres personnes. Ils organisaient des jeux pour tuer le temps. Il avait des bons et des mauvais jours. Il demandait à sa grand-mère de rester en forme. « Reste forte parce que je vais avoir besoin de ton aide pour reprendre possession de ma vie. »

Quand il a écrit cette lettre, Foley ne se doutait pas qu’il finirait décapité et que sa mort soulèverait un haut-le-cœur planétaire.

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L’exécution sauvage de Foley fera fuir les journalistes, même les pigistes les plus farouches. Qui osera aller sur le terrain après un acte aussi barbare ? Comment couvrir une guerre à distance ?

« Notre métier n’a de sens que les pieds dans la boue, croit Alfred de Montesquiou. On ne peut bien raconter que ce que l’on voit, ce qu’on renifle… où le terrain prime sur le reste, les fioritures de salons et les paroles d’experts. »

« C’est la guerre la plus difficile et la plus dangereuse que j’aie connue », ajoute Montesquiou. Je suis d’accord. Je suis allée deux fois en Syrie. C’était pire que l’Afghanistan, le Liban ou le Pakistan, pire que tout, parce qu’au milieu des soldats de l’Armée syrienne libre grouillent des criminels et des djihadistes, sans oublier les tireurs embusqués de Bachar al-Assad, les bombes, les armes chimiques et les risques de kidnapping, car un journaliste étranger vaut son pesant d’or. Une guerre sauvage qui se déroule sous nos yeux dans une indifférence scandaleuse.

La Syrie a été abandonnée par les Occidentaux, puis par l’opinion publique. Aujourd’hui, les journalistes risquent de lui tourner le dos.

* Alfred de Montesquiou, Oumma, éditions du Seuil, 2013.

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