Chronique

Le pays sacrifié

Charlevoix est à mes yeux la plus belle région du Québec. Un joyau sans pareil. Des paysages vallonnés et forestiers qui laissent sans voix.

Mais se rendre là à partir de Montréal, aïaïaïe… Que d’horreurs en chemin vers la beauté !

Je pense à l’ovni qui sert de magasin aux Ameublements Tanguay, à Québec. Au boulevard Sainte-Anne qui fait concurrence au boulevard Taschereau. Au centre d’achat de la Malbaie avec son impayable Dollarama-sur-le-fleuve…

La route est aussi parsemée de trésors, mais combien de projets et d’interventions qui ont abîmé, morcelé, gâché le territoire.

C’est ce qu’ont dénoncé mardi les différentes organisations liées à l’aménagement du territoire, réunies pour une grande déclaration commune. Elles n’ont pas dénoncé les horreurs que l’on croise en chemin vers La Malbaie, bien sûr, mais les erreurs urbanistiques en général. Un peu partout au Québec. En ville comme en région.

Les erreurs passées, les erreurs en cours et surtout, les erreurs à venir, qu’on peut encore éviter.

Dans un geste sans précédent, des groupes comme l’Ordre des architectes, l’Ordre des urbanistes et l’UPA ont dévoilé une déclaration sous forme de cri du cœur : ça va faire !

Ça va faire, le développement anarchique du territoire, le bricolage à la pièce des villes, les constructions anarchiques. Ça va faire, la « dilapidation d’un capital constitué par des siècles d’occupation humaine », pour reprendre les mots de Gérard Beaudet dans son excellent livre Le pays réel sacrifié.

Il faut donc un plan, il faut une vision, des principes, des cibles, des objectifs. Bref, il faut une Politique nationale de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme.

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Bon, vous me direz que mes exemples d’horreurs en chemin vers Charlevoix datent un peu. Vrai. Mais le problème que soulèvent les experts de l’aménagement, il est là, justement.

Le Québec a été défiguré par les excès des années 60… et il continue de l’être aujourd’hui, de manière plus insidieuse, mais tout aussi douteuse. 

Comme si on n’avait pas tiré les leçons du passé, comme si le Québec était encore un vaste territoire constructible, sauf exception…

« C’est en raison du manque de vision d’ensemble qu’on se retrouve avec plein de projets discutables et encore plus d’incohérences, dont on sous-estime les impacts environnementaux, sociaux et économiques, souligne Christian Savard, de Vivre en ville. C’est très coûteux pour le Québec ! »

En somme, n’importe qui peut aujourd’hui construire n’importe quoi, n’importe où. Ou presque. Pourvu que ça crée des jobs et de la richesse.

On pense soudainement au Quinze40. Au Phare à Québec. À la tour Brigil à Gatineau. Au projet « Trois-Rivières-sur-Saint-Laurent », qui n’a pas eu droit à la planification qu’aurait dû exiger un aussi beau terrain, situé au confluent du fleuve et de la Saint-Maurice.

On pense aussi à tous ces projets qui voient le jour sans planification digne de ce nom. Griffintown qui a été loti sans école ni transport en commun. Le DIX30 qui a été implanté sans bretelle routière pour en sortir. Les nouveaux hôpitaux qu’on construit sans savoir quoi faire des anciens.

Chacun peut agir à sa guise, en fait, comme si son bout de territoire lui appartenait.

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En quoi l’adoption d’une autre « politique nationale » changera-t-elle quoi que ce soit à ce bordel ? Bonne question.

Elle pourrait ne rien changer du tout. Ça s’est vu dans le passé. Elle pourrait n’être qu’un paquet de vœux pieux. Mais elle pourrait aussi marquer un virage, instaurer une nouvelle façon de faire, proposer un encadrement qui réduit le laisser-faire.

Il existe une trentaine de pays qui ont une politique du genre, ou qui planchent sur leur adoption. La Norvège a une politique de l’architecture, que doivent scrupuleusement respecter 13 ministères. Aux Pays-Bas, où le document a un impact considérable, il englobe le développement urbain, le patrimoine et la gestion des paysages. En Écosse, la politique vise à promouvoir les rôles économique et social de la bonne architecture.

Au Québec, concrètement, la politique pourrait d’abord fixer de grands principes, des valeurs communes qui touchent le patrimoine, le design, l’architecture, l’urbanisme. 

Elle pourrait rappeler que le territoire appartient à tout le monde et que peu importe si on intervient à Montréal, dans Charlevoix ou entre les deux, on le fait en tant que fiduciaire d’un patrimoine collectif.

Elle pourrait ensuite fixer des objectifs précis. La protection des terres agricoles. L’efficacité énergétique des nouveaux bâtiments. La tenue de concours pour tous les bâtiments publics. La fin du règne du « plus bas soumissionnaire »…

Puis, en parallèle, le Conseil des ministres pourrait se doter d’une « clause territoire », comme il y a déjà eu une « clause jeunesse » : pour évaluer l’impact des décisions sur le territoire avant leur adoption.

Plus de 35 ans après l’adoption de la loi sur l’aménagement et l’urbanisme, le Québec est mûr pour un exercice du genre, autant pour sensibiliser les citoyens que les élus et les décideurs. Un exercice qui pourrait devenir le « désormais » de l’urbanisme québécois.

L’échec de l’urbanisme québécois

En écoutant les experts se désoler du manque d’intérêt des Québécois pour leur territoire, hier, je repensais à l’ouvrage Le pays réel sacrifié, signé par l’urbaniste Gérard Beaudet.

Déjà, en 2000, il pourfendait l’« urbanisme de développement » et évoquait l’« échec de l’urbanisme québécois ».

Si les ordres demandent aujourd’hui une politique pour répondre aux mêmes problèmes qu’évoque son livre, c’est que rien n’a évolué en 15 ans ? « J’aimerais bien dire que les choses ont changé, me répond Gérard Beaudet, que les élus sont plus attentifs, que mes collègues urbanistes sont plus critiques et moins empressés de flirter avec les promoteurs en se prenant eux-mêmes pour des promoteurs. Mais il n’en est malheureusement rien. »

Et le professeur de me citer plein d’exemples, dont l’imprévoyance dans le dossier de la conversion des hôpitaux vidés ainsi que l’absolution donnée au propriétaire de la maison Redpath, aujourd’hui rasée.

Et ça, ce n’est qu’à Montréal. Même chose en région. « Il n’y a qu’à penser à la SAQ, qui persiste à déménager ses succursales hors des petits centres-ville et de certaines artères commerciales pour avoir plus de parking, au détriment de la vitalité de ces lieux… que le gouvernement tente de revitaliser en lançant des programmes de subventions destinés aux municipalités ! »

Voilà précisément le genre d’incohérences qui pourraient être évitées avec une politique nationale.

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