OPINION

La mort et le tiraillement entre la science et le mystère

Réflexion sur l’aide médicale à mourir pour les personnes vulnérables

Je me considère chanceux d’être né à une époque où la mort était encore un mystère, l’apanage des poètes et autres artistes, philosophes et maîtres spirituels et non celui des scientifiques et des médecins. 

J’ai grandi dans un contexte où la mort était présente. J’ai servi d’enfant de chœur dans des dizaines de funérailles, j’ai assisté à la veillée de corps de ma grand-mère maternelle dans son salon et assisté au départ de ma propre mère, dans son lit, à la maison, entourée de ses six enfants et de plusieurs petits-enfants. Même si la mort n’était pas très bien accueillie, elle n’était pas une étrangère.

En lisant la récente présentation de l’équipe de la norme sur la protection des personnes vulnérables à Santé Canada, je me suis remémoré le tiraillement entre le mystère et la science au sujet de la mort. On y propose des règlements pour surveiller la pratique de l’aide médicale à mourir pour les personnes vulnérables ou les personnes dont l’autonomie a été limitée par des facteurs sociaux, psychologiques, économiques ou physiques. L’aide médicale à mourir est une « technologie médicale » légalisée en 2016 qui permet aux adultes canadiens de choisir la mort assistée par un médecin.

La présentation de la norme sur les personnes vulnérables me rappelle que le Canada possède fort heureusement une longue liste de penseurs qui nous mettent en garde contre les technologies qui promettent beaucoup d’avantages et comportent également des facteurs impondérables, dont certains néfastes.

La technologie ne se limite pas qu’aux machines, aux outils et autres appareils électroniques, médicaux ou scientifiques. Elle englobe également les plateformes, les moyens, les techniques de gestion, les pratiques commerciales, les méthodologies sociales et les protocoles comme l’aide médicale à mourir.

Historien de l’économie, Harold A. Innis a été le premier à faire la chronique de l’impact dévastateur d’une promesse technologique dans son livre The Fur Trade in Canada. Tout en bénéficiant à un nombre relativement restreint de capitalistes européens, le commerce de la fourrure a détruit la culture et le mode de vie des peuples autochtones qui ont rendu cette richesse possible et pour lequel le Canada, en particulier les peuples autochtones, continue de payer le prix des centaines d’années plus tard.

Marshall McLuhan, disciple d’Harold Innis, a observé que c’est la technologie même (la télévision, Facebook, l’iPhone, l’automobile) qui modifie subtilement et sourdement les relations, les attitudes culturelles, les croyances et les valeurs au fil du temps, en rendant indispensables à nos yeux les moyens et les outils. « Aux yeux de l’homme qui a un marteau à la main, chaque problème a l’air d’un clou. »

Dans sa conférence Massey, intitulée The Real World of Technology, Ursula Franklin, chercheuse renommée de l’Université de Toronto, a distingué deux types de technologie : la technologie holistique, qui laisse le « contrôle total du processus » à l’utilisateur, et la technologie normative, qui transfère le contrôle entre les mains de gestionnaires ou de spécialistes. Elle soutient que la domination des technologies normatives dans la société moderne décourage la pensée critique et favorise « la culture du conformisme ». Mme Franklin, comme M. Innis, soutient que la technologie a tendance à brimer la liberté et à éloigner les gens les uns des autres. Un autre conférencier Massey, Ronald Wright, décrit cela comme le « piège du progrès ».

Mes pensées se tournent alors vers Jacques Dufresne, le « Socrate du Québec », qui nous rappelle que la perte de l’âme est indolore. 

Comme la technologie offre de nombreux avantages, nous commençons à penser qu’elle peut tout faire. Ainsi, nous ne voyons pas quand la technologie cesse d’être à notre service et que nous nous modelons à sa logique.

C’est là qu’on réduit les mystères de l’âme à des problèmes que l’on confie de préférence aux experts et à leurs technologies. Nous perdons alors notre autonomie et notre vitalité.

Enfin, je pense à Nora Young, la brillante animatrice de l’émission Spark à la radio de la CBC, qui conclut occasionnellement son émission avec le souhait que ses auditeurs comprennent que toutes les technologies sont assorties de valeurs et de postulats. Elle souligne que ces valeurs ne sont pas sans conséquence. Un peu comme McLuhan, elle est d’avis qu’elles sont associées à un biais idéologique. Elles contribuent à accroître les valeurs dominantes du statu quo.

Les constats de ces penseurs sur la culture et la technologie fournissent un cadre utile pour évaluer et observer l’évolution de l’aide médicale à mourir.

Si vous voulez que la technologie soit à votre service, assurez-vous de tout savoir à son sujet : les valeurs sous-jacentes, ses répercussions et son passé.

La science et la médecine ne sont pas les seules détentrices de la vérité. La technologie est fondée sur la notion de certitude ; elle ne s’accommode pas de mystère, d’humilité, de vulnérabilité, d’imperfection ni de tradition.

En contrepartie, les relations humaines n’ont pas pour but l’efficacité, mais bien l’interdépendance, le respect mutuel, la confiance et la loyauté.

La présentation de la norme sur la protection des personnes vulnérables à Santé Canada souligne l’importance de surveiller la pratique de l’aide médicale à mourir afin de prévenir les préjudices qui pourraient être portés à ces personnes, de minimiser toute conséquence négative potentielle sur notre culture et de préserver les avantages de l’aide médicale à mourir pour ceux qui la choisissent.

Avec les turbulences que connaît le XXIe siècle, ces recommandations permettent de recadrer notre relation avec la seule certitude de la vie : la mort. Je les vois comme un acte de foi dans notre avenir. Et un acte d’amour pour notre capacité à résoudre ensemble d’épineuses questions morales.

Quoi de plus raisonnable et de plus harmonieux avec les valeurs du Canada ?

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