Jean Lapointe (1935–2022)

L’artiste qui remuait les cœurs

J’ai grandi avec Les Jérolas. Quand j’étais enfant, dans les années 1960, le duo était de tous les galas télévisés, de toutes les grandes émissions de variétés. Leurs imitations, leurs mimiques et leur incroyable sens de la répartie et du timing (que seuls Ti-Gus et Ti-Mousse pouvaient égaler), tout cela m’impressionnait.

Plus tard, j’ai appris que les deux formidables fantaisistes qu’étaient Jean Lapointe et Jérôme Lemay puisaient leur art dans le monde glauque des cabarets, mais qu’ils l’avaient élevé à un rang supérieur.

Quand on regardait un numéro des Jérolas, on avait toujours du mal à déceler quelle influence, américaine ou européenne, était la plus forte. En fait, ces deux as de l’humour avaient pris le meilleur de ces écoles et avaient créé une manière de faire qui leur était propre.

Ce goût du travail bien fait est sans doute le legs le plus important que laisse Jean Lapointe dans l’histoire du spectacle québécois. Cet artiste, qui avait le don de camoufler le labeur et la sueur derrière une impression de facilité, a toujours su toucher le cœur du grand public en lui témoignant un grand respect.

Durant toute sa carrière, il a fait le pari de séduire le « public populaire » et de le faire en lui offrant des numéros de qualité et des chansons mauditement bien ficelées. Il faut réécouter C’est dans les chansons, Mon oncle Edmond, Si on chantait ensemble, Tu jongles avec ma vie ou Rire aux larmes pour s’en rendre compte.

« C’est dans les chansons qu’on apprend la vie / Y a dans les chansons beaucoup de leçons / C’est dans les leçons qu’on apprend à lire / Mais c’est dans le lit qu’on vit les chansons d’amour / Et c’est en amour qu’on fait des chansons. »

– Paroles de C’est dans les chansons

Du bel ouvrage !

À ce sujet, il faut absolument parler de son éternel complice, Marcel Lefebvre, avec lequel il a créé ces énormes succès. J’ai eu le bonheur de rencontrer l’auteur des premières chansons de Diane Dufresne et d’Une colombe, pour Céline Dion, il y a quelques mois. Il m’a raconté comment cela se passait avec Jean Lapointe, un artiste à propos duquel il multiplie les louanges.

Comme les musiques et les paroles étaient créées par l’un ou par l’autre, souvent en parts inégales, Jean Lapointe avait décrété que chaque chanson bénéficierait le plus simplement du monde de la paternité des deux créateurs. Cette manière de faire est confirmée au dos des pochettes.

En 1995, Jean Lapointe a lancé son autobiographie Pleurires. Cela définit bien son parcours. Avec Clémence DesRochers, il a été l’un des très rares artistes de scène à faire cohabiter dans un même spectacle l’humour et la tristesse, ou à tout le moins une part de mélancolie ou de tendresse.

Demandez à n’importe quel humoriste ou metteur en scène ce qu’il pense de cette approche et il vous dira que c’est sans doute la chose la plus difficile à réussir quand on est seul sur scène. Jongler avec ces deux états d’âme pendant 90 minutes tout en tenant la main des spectateurs est un défi surhumain. Le risque de perdre l’intérêt du public est énorme.

Mais lorsqu’il atteint ce but, la récompense pour l’artiste est alors quintuplée. Il laisse des spectateurs ravis, comblés, remplis de tous les sentiments humains. C’est ce que les nombreux admirateurs de Jean Lapointe aimaient de lui.

Il y a quelques années, le débat autour de la question « est-ce qu’un humoriste est un comédien ? » a fait rage. On sait maintenant que la réponse est oui. Mais il aurait été plus simple de revenir en arrière et de s’emparer de l’exemple de Jean Lapointe, qui fut l’un des premiers à prouver qu’un fantaisiste capable de faire crouler de rire une salle avec un numéro de pianiste courant après ses partitions envolées au vent sans jamais cesser de jouer pouvait aussi crever le petit et le grand écran.

Je ne reviendrai pas sur sa légendaire performance dans la série Duplessis, mais je me contenterai de dire que Jean Lapointe faisait partie de cette rare catégorie d’acteurs, tout comme Jean Gabin ou Philippe Noiret, qui, tout en restant muets, donnent l’impression de dire des répliques.

Pour ce type de comédien, le jeu peut se passer de mots. Le meilleur exemple de cela demeure son personnage de Clermont Boudreau dans Les ordres. Certaines scènes me font pleurer chaque fois que je revois ce film de Michel Brault.

En parlant ouvertement de son alcoolisme dans les années 1970, Jean Lapointe brisait un tabou et faisait faire un bond gigantesque à la société québécoise. En créant la Maison Jean Lapointe quelques années plus tard, il devenait un pionnier dans la manière d’associer le métier d’artiste à la défense de causes sociales.

Ce combat d’une vie, tous les gens aux prises avec une dépendance ont pu en bénéficier, notamment les gens du monde des arts. Dans les années qui ont suivi, on a vu bon nombre d’artistes succomber à l’attrait des drogues et à l’alcool. S’ils ont pu affronter leurs démons publiquement et relever la tête, c’est en grande partie grâce à Jean Lapointe.

L’été dernier, j’ai eu le bonheur de rencontrer Jean-Marie Lapointe en compagnie de Francis Reddy. Les deux m’ont parlé de leur relation avec leur père. Dans le cas de Jean-Marie, il vivait la fatidique étape où les rôles s’inversent, celle où le père devient un peu le fils. « Il est faible, mais il s’accroche », m’avait-il dit.

Jean Lapointe laisse derrière lui le souvenir d’un homme qui pouvait être à la fois un gentleman, mais aussi quelqu’un de bourru et de râleur (c’est Marcel Sabourin qui rappelait cela vendredi à la radio). Il laisse l’image d’un artiste qui a appris son métier dans les coulisses de clubs malfamés pour ensuite connaître une prodigieuse carrière.

Mais il emporte avec lui un grand secret. Et c’est ce truc qui lui permettait de remuer le cœur des gens.

Vous savez, ce truc que tous les artistes rêvent de découvrir un jour.

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