« Nous n’avons jamais mérité autant de haine »

Lettre ouverte de Betty Bonifassi, créatrice de SLÀV

Voilà 20 ans que Betty Bonifassi s’intéresse aux chants « issus de l’oppression ». Ses nombreuses recherches et sa passion pour le sujet ont mené à deux albums et deux spectacles. Un jour, Robert Lepage, séduit par son travail et son talent, lui a signifié son intérêt à mettre en scène un de ses spectacles. Cela a donné SLĀV. Il a vu le jour dans le cadre du Festival international de jazz de Montréal, la semaine dernière. Pour la première fois de sa vie, l’auteure-compositrice-interprète et musicienne est traitée publiquement de « raciste », et même de « suprémaciste ». De son lit de convalescence, puisqu’elle a une jambe dans le plâtre, elle a décidé de revenir avec nous sur les événements pour la première fois. Nous vous présentons son récit, tel qu’elle nous l’a raconté, sous forme de lettre ouverte et de cri du cœur.

« Le 4 juillet 2018, à Montréal, lors du Festival de jazz, on a censuré un spectacle de musique.

Ouf…

Non, ce n’est pas le début d’une série de Netflix.

C’est la vie réelle...

Agressivité.

Violence.

Intimidation devant un théâtre.

Et l’utilisation de ces mots : 

Racistes !

Pas le droit !

Traîtres ! (envoyé entre autres par une jeune femme blanche, qui criait aveuglément sur une petite et vieille dame haïtienne venue voir notre spectacle)…

Voici un champ lexical digne d’une radicalisation.

Et tout cela à cause d’un spectacle ?

Sommes-nous devenus fous ?

Je tiens à dire que je suis une musicienne. Pas une politicienne, pas une faiseuse de buzz sur le Net, pas une…

Je suis musicienne.

Alors, depuis la semaine dernière, j’écoute ces personnes en colère s’exprimer et j’accueille : 

– Il n’y a pas assez de diversité dans les média.

– Il n’y a pas de travail artistique pour les gens de couleur noire.

– Il y a la cause LGBTQ.

Etc.

Et aussi, nous aimerions plus de personnes de couleur noire dans le show.

Je veux juste dire que j’entends tout cela.

Je comprends la difficulté d’une personne de couleur noire de trouver du travail ou un logement, encore en 2018.

Je comprends que le Québec est une terre mélangée de plusieurs cultures. Et cette évidence doit être représentée dans les médias et dans l’art d’ici. Je le comprends. Car moi-même, je suis une artiste immigrante ici.

Et pourquoi pas plus de personnes de couleur noire dans le show ?

Car l’histoire du spectacle ne raconte pas que l’esclavagisme du peuple africain déporté aux Amériques.

Mais aussi, l’esclavagisme subi par les Slaves des Balkans, celui des Irlandais, celui des Asiatiques d’aujourd’hui.

Donc, il me semblait normal de représenter tout le monde, correctement.

Annuler un spectacle dans un festival de musique ?

Car des artistes le demandent, pour protester sur un show qu’ils n’ont jamais vu ?

Il me semble que c’est très grave.

Voire inacceptable.

Une salle de spectacle doit impérativement rester libre.

Libre de parole.

Libre d’échec.

Libre de briller… comme de se tromper.

Et au-delà de tout, libre d’expérimenter.

Libre.

La liberté d’expression a été bafouée, mercredi dernier. Chez nous.

Est-ce que ça veut dire que cela va recommencer sur une autre production ?

Allez-vous changer les cours d’histoire de la musique, alors qu’elle nous explique bien que notre musique moderne vient probablement des work songs ?

Allons-nous bloquer l’accès au savoir et à l’information des personnes qui ne sont pas ressortissantes de la connaissance qu’elles étudient ?

Allons-nous interdire à une jeune fille haïtienne d’étudier du Bach comme a pu le faire Nina Simone ?

La musique, c’est la maison du partage des cultures.

Où l’on célèbre la vie et l’humain.

L’art, c’est savoir se mélanger.

Alors, au-delà de nos maladresses et erreurs de création, que je reconnais, je veux simplement affirmer deux ou trois choses.

Tout ceci n’est qu’un spectacle. Et nous n’avons jamais mérité autant de haine.

Et que dire aux gens qui ont acheté des billets pour voir, écouter et ensuite juger ?

Notre show parle de tout l’esclavagisme de l’Amérique du Nord.

Dû à l’immigration massive et à la colonisation – par le biais de la MUSIQUE – traditionnelle et diversifiée.

Le pouvoir résilient de ces chants créés par l’oppression m’a bouleversée, dès le premier jour.

Cela fait cinq ans que je joue ce répertoire à travers le Québec, la France et les États-Unis, dans la précarité la plus absolue.

Et de plus, j’ai donné la moitié de mes droits au domaine public.

Je crois que, parmi les rares choses qui unissent l’humanité, il y a l’amour et la souffrance.

Autre élément. Ce spectacle est un spectacle de femmes.

Donc, j’aimerais dire un mot pour les merveilleuses comédiennes qui m’ont suivie dans cette drôle d’aventure.

Ces femmes ont compris l’importance de la solidarité féminine face aux événements complexes de notre histoire et à la nécessité de sortir ces récits de l’ombre, comme sur les underground railroads où les femmes de différentes origines fabriquaient des courtepointes afin de sauver des esclaves en fuite.

Kattia, Myriam, Audrey, Estelle, Sharon et Elisabeth : je vous remercie pour votre courage et pour m’avoir suivie jusque-là. Je ne peux pas oublier.

Merci à Ex Machina et à Robert Lepage et à toute l’équipe du show d’avoir su comprendre et voir l’importance et la portée du vivre-ensemble, au travers de ce spectacle et de ces chants. Alors, c’est avec ma triple fracture et mon grand cœur que je pose la question pour laquelle je n’ai pas de réponse :

L’appropriation culturelle en 2018 serait-elle plus de l’ordre de la censure que de la protection des minorités ? À tous mes amis musiciens qui m’ont soutenue – ou pas –, sachez que j’aime la musique autant que vous et rien ni personne ne m’enlèvera cela de l’âme.

Je continuerai à chanter et écrire ce que je veux. C’est mon droit et mon devoir d’artiste.

Béatrice »

— Propos recueillis par Véronique Lauzon, La Presse

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