Kanata

Compréhension accrue, mais pas de changement

La discussion a été longue, mais ne semble pas avoir débouché sur quelque changement que ce soit. La pièce Kanata sera montée comme prévu. Sans autochtones. Si Robert Lepage y voit un « grand pas » vers une « compréhension réciproque », le dramaturge autochtone Kevin Loring croit plutôt que les voix autochtones continuent d’être étouffées.

« Kanata
va se faire
sans nous »

La rencontre qui a réuni jeudi soir les metteurs en scène Robert Lepage et Ariane Mnouchkine et une trentaine de représentants des Premières Nations a été « respectueuse », mais n’a pas débouché sur des décisions concrètes et une participation d’artistes autochtones au spectacle Kanata.

« Il y a eu des échanges constructifs et chacun a pu exprimer son point de vue, mais Kanata va se faire sans nous », a déclaré à La Presse Dave Jenniss, comédien et directeur de la troupe de théâtre Ondinnok, présent à cette rencontre. « J’espère au moins que cela va être utile pour l’avenir. »

Cette rencontre, qui s’est déroulée à la SAT et qui a duré près de cinq heures, a été organisée à la suite de la publication dans Le Devoir, le 13 juillet dernier, d’une lettre signée par une vingtaine de leaders culturels des Premières Nations et de quelques « alliés ». Mis au courant de la création de Kanata, un spectacle qui abordera la relation entre les autochtones et les Blancs du Canada, sans la collaboration et la présence de spécialistes ou d’artistes autochtones, les signataires de la lettre ont voulu dénoncer cette situation qu’ils considèrent comme un cas d’appropriation culturelle.

« J’ai senti qu’on voulait acheter la paix avec cette rencontre. On nous a fait miroiter que l’on pourrait un jour jouer sur la scène du Diamant, à Québec, ou celle de La Cartoucherie, à Paris. »

— Dave Jenniss, directeur de la troupe de théâtre Ondinnok

De leur côté, Robert Lepage et Ariane Mnouchkine ont publié un bref communiqué dans lequel ils écrivent que bien que « les inquiétudes n’aient pas toutes été levées », ils « pensent pouvoir espérer qu’un grand pas a été fait vers une compréhension réciproque ».

Même si les représentants des Premières Nations affirment que le but premier de la rencontre était de pouvoir discuter avec Lepage et Mnouchkine du manque de consultation, il est évident qu’ils auraient souhaité voir certains de leurs acteurs intégrer le spectacle.

« Robert Lepage a dit qu’il ne voyait pas comment il pourrait le faire à six mois de la création du spectacle », a confié la cinéaste Kim O’Bomsawin, également présente à la rencontre.

Cette « rencontre de dialogue », où les participants, assis en cercle, pouvaient s’exprimer en s’emparant d’un bâton de la parole, a permis à Dave Jenniss de parler de la situation des artistes autochtones. « On a bien senti que Robert Lepage et Ariane Mnouchkine font partie de l’élite théâtrale, dit-il. Ils étaient surpris de voir à quel point le théâtre autochtone n’est pas diffusé et a besoin de reconnaissance. »

D’autres réactions à prévoir

En entrevue avec La Presse, le 25 juin dernier, Robert Lepage affirmait que la troupe du Théâtre du Soleil, formée de comédiens d’origines diverses, avait rencontré des autochtones de l’Ouest canadien et du Québec. Est-ce que ces rencontres constituaient de véritables consultations ? « Tout cela n’est pas clair, dit Kim O’Bomsawin. Les gens à qui ils ont parlé n’en sont pas convaincus. Certains trouvent qu’ils ont été namedropés. »

Dave Jenniss souhaite plus qu’une consultation des membres des Premières Nations, il souhaite leur présence sur scène. « On a raté une occasion historique de se faire voir et de montrer de quoi on est capables. On ne voit jamais les acteurs autochtones, nous n’avons pas de scènes à nous », dit-il.

Après sa création à Paris, le spectacle Kanata sera présenté en tournée en Europe. Il est prévu qu’il soit également présenté à New York et au Québec en 2020. Kim O’Bomsawin craint des réactions très fortes chez nous. 

« C’est le message que j’ai envoyé à Ariane Mnouchkine. J’ai dit : “Attention, ça va réagir.” »

—  Kim O’Bomsawin

Les créateurs ont rassuré les représentants des Premières Nations et les ont invités à venir voir le spectacle lors de sa création.

Un déplacement d’urgence

Le déplacement d’urgence de la metteure en scène Ariane Mnouchkine à Montréal démontre bien l’ampleur que prend cette controverse. Chacune des créations du Théâtre du Soleil est une énorme opération. Celle qui a cofondé en 1964 la célèbre troupe, aujourd’hui abritée dans La Cartoucherie du bois de Vincennes, a pris la décision de venir à Montréal il y a quelques jours.

Les propos qu’elle a tenus dans une entrevue accordée au Devoir, la veille de la publication de la lettre, ont eu pour effet de mettre de l’huile sur le feu. « Ce sera toujours un acteur qui va jouer Hamlet ; et il n’a pas besoin d’être Danois. Je dirais qu’il vaut mieux qu’il ne le soit pas », a-t-elle dit afin de défendre les choix artistiques visibles sur scène.

C’est la première fois qu’Ariane Mnouchkine confie la création d’un spectacle de sa troupe à un autre metteur en scène. Admiratrice du travail de Robert Lepage, elle a pensé à lui pour ce spectacle qui sera créé en décembre prochain à Paris à l’occasion du Festival d’automne et présenté pendant plusieurs mois à La Cartoucherie avant d’effectuer une tournée européenne.

Des discussions sont en cours pour présenter le spectacle à New York et au Québec. Il faut savoir que la présentation des productions du Théâtre du Soleil nécessite mille et une attentions. En 1992, lors de la présentation de l’ambitieux projet des Atrides à Montréal, les gradins et la scène exploités par le Théâtre du Soleil dans La Cartoucherie avaient été reproduits à l’identique à l’intérieur de l’aréna Maurice-Richard.

Un été difficile pour Robert Lepage

La polémique entourant Kanata n’est sans doute pas la bienvenue pour Robert Lepage qui présentera dans quelques jours à Québec sa mise en scène de La Flûte enchantée dans le cadre du Festival d’opéra de Québec. Cette controverse suit celle qui a mené, au début de l’été, à l’annulation du spectacle SLĀV.

Créé avec l’aide de la chanteuse Betty Bonifassi, le spectacle basé sur des chants d’esclaves a fait l’objet de critiques virulentes de la part de certains groupes de défense des Noirs réunis dans le collectif SLĀV Résistance. Ceux-ci reprochaient aux créateurs de ne pas avoir fait suffisamment de place dans le spectacle aux interprètes noirs.

Après de retentissantes manifestations devant le TNM et au bout de trois représentations, le spectacle a finalement été annulé par le Festival de jazz de Montréal, qui l’avait inscrit à sa programmation. Le spectacle doit être présenté dans d’autres villes québécoises au cours des prochains mois.

Dans un communiqué publié une semaine après le retrait du spectacle, Robert Lepage avait déclaré que le retrait de son spectacle était « un coup porté à l’expression artistique ».

La décision des artisans perpétue un « génocide culturel »

Le dramaturge autochtone Kevin Loring se dit « extrêmement déçu » de la décision de Robert Lepage et d’Ariane Mnouchkine d’aller de l’avant avec la pièce Kanata sans participation autochtone. Dans une lettre, écrite à titre personnel et publiée jeudi sur Facebook, l’artiste dit croire qu’on « perpétue un génocide culturel ».

« La rencontre entre les deux parties a donné lieu à des résultats positifs, mais le principal désaccord reste entier », a expliqué en entrevue à La Presse celui qui est devenu le tout premier directeur artistique du Théâtre autochtone du Centre national des arts (CNA), l’an dernier.

Ayant été mis au courant hier du statu quo en ce qui concerne Kanata, c’est-à-dire que la pièce sera créée sans participation autochtone cet automne à Paris, il souligne que « c’est leur prérogative d’aller de l’avant avec Kanata, mais [qu’] ils risquent de faire face à une forme de négativité. »

« La question fondamentale demeure : “Qui peut raconter nos histoires ?” Trop longtemps, les voix autochtones ont été étouffées. »

— Kevin Loring

Dans sa lettre parue sur Facebook juste avant la rencontre entre les artisans de Kanata et des représentants autochtones, M. Loring avait été incisif sur ce projet, affirmant que les artisans de la pièce avaient choisi « l’ignorance » en excluant les autochtones du spectacle.

« Vous choisissez de n’entendre que vous dans une perspective imaginaire où les peuples autochtones représentent une idée, un concept sans contexte ou authenticité. Nos histoires sont des histoires humaines, mais en refusant notre présence dans le récit de ces histoires, vous généralisez nos propres luttes spécifiques en les rejetant comme n’ayant aucun sens. Dans ce qui revient à l’équivalent d’un Red Face, vous banalisez notre existence et perpétuez un génocide culturel. »

« Attitude patriarcale »

En entrevue, il explique que la communauté autochtone est frustrée du peu d’attention accordé aux opinions autochtones transmises aux artisans de Kanata, pas seulement jeudi, mais depuis plusieurs mois. 

« M. Lepage est un artiste qui possède beaucoup de qualités, de pouvoir et de subventions. L’argent est là parce que c’est un spectacle de Robert Lepage. Les communautés autochtones se sentent impuissantes face à cela. La dynamique de pouvoir reste en place face à notre histoire. C’est une attitude patriarcale comme si nous étions incapables de le faire nous-mêmes. »

Kevin Loring se dit tout à fait contre la censure et pour les libertés d’expression et artistique. Pour les mêmes raisons, il dit avoir le droit de critiquer à la fois un processus de création et son résultat sur scène.

« Imaginez, moi, un autochtone anglophone de Colombie-Britannique, je ne ferais jamais un spectacle sur une histoire qui se passe sur la Main à Montréal durant la crise d’Octobre. Jamais. Je suis certain que cette pièce serait très mauvaise de toute façon. »

Originaire de la Première Nation Lytton en Colombie-Britannique, Kevin Loring est reconnu pour plusieurs pièces qui ont été jouées partout au Canada, dont Where the Blood Mixes.

En plus de ses fonctions au CNA, il est en train d’écrire son prochain spectacle.

Chronique

À qui le bâton maintenant ?

La saga entourant le spectacle Kanata est d’une grande tristesse. D’un côté, il y a ces représentants des Premières Nations, tenus depuis toujours à l’écart des grandes scènes, qui découvrent qu’ils ne feront pas partie d’un spectacle qui raconte leur propre histoire. Et de l’autre côté, il y a deux géants du théâtre qui ont consacré leur vie à prôner la diversité et à défendre les plus démunis de la terre à travers leurs créations qui sont devenus les boucs émissaires de cette affaire d’appropriation culturelle.

Je vous avoue que, depuis l’éclatement de cette controverse, j’ai eu beaucoup de mal à mettre de l’ordre dans mes idées. Je comprends totalement la réaction des autochtones. Mais je suis également atterré de voir la réputation de Robert Lepage écorchée comme elle l’est depuis quelques jours par des chroniqueurs américains ou canadiens-anglais (oh, la belle occasion que voilà de pouvoir dire encore une fois que les Québécois sont racistes et xénophobes !).

Si la rencontre de jeudi soir entre Ariane Mnouchkine, Robert Lepage et la trentaine de leaders du monde culturel autochtone a constitué pour certains une vaste opération de relations publiques, j’ose croire que le tapage qui a régné autour d’elle va faire avancer les choses et va nous faire avancer collectivement. 

Les polémiques autour de SLĀV et de Kanata, même si elles exaspèrent plusieurs personnes, lancent un message clair aux créateurs : avant de plonger dans un spectacle qui puise dans le passé et les douleurs d’un groupe minoritaire, assurez-vous de ne pas l’exclure.

Je ne sais pas ce qui s’est passé dans la tête d’Ariane Mnouchkine quand elle a proposé à Robert Lepage de monter un spectacle avec sa troupe sur les relations entre autochtones et non-autochtones. A-t-elle naïvement pensé que la simple présence de Lepage allait symboliser l’ensemble de l’Amérique du Nord ?

Je sais cependant que, pour ces créateurs, le théâtre est un art qui repose sur l’imagination et que le rôle des comédiens est de créer des personnages, qu’ils soient près ou loin d’eux. Cela est vrai. Et cela fonctionne quand on demande à un comédien noir de jouer Coriolan comme Robert Lepage le fait actuellement à Strafford. Le cas de Kanata est fort différent, car son histoire s’inspire d’un groupe qui est exclu des grandes scènes canadiennes. Il est normal que ce groupe mette son « poing sur la table », comme me disait Dave Jenniss, directeur de la troupe de théâtre Ondinnok.

« On est tannés d’être consultés. Peut-on être présents et jouer avec vous ? », m’a-t-il dit. Sa demande est tout à fait légitime. Et elle explique en grande partie cette controverse. S’il existait une plus grande présence autochtone sur les scènes québécoises et canadiennes, cette affaire n’aurait pas lieu, croit Dave Jenniss.

Et si les groupes minoritaires étaient représentés de manière plus équitable sur nos scènes de théâtre, je crois sincèrement que nous n’aurions pas eu « l’affaire SLĀV ». Au risque de me répéter, le Québec, qui accuse un retard face à la diversité culturelle sur ses scènes par rapport au Canada anglais, commence à peine à faire bouger les choses.

Oui, il y a une légère amélioration depuis un an ou deux, notamment sur les scènes montréalaises. Mais ce que les manifestants qui étaient devant le TNM et les représentants des communautés autochtones qui ont participé à la rencontre de jeudi soir viennent nous dire, c’est qu’il faut faire avancer les choses plus rapidement.

Ceux qui sont déjà tannés de ces récriminations devront s’y faire. Ça ne fait que commencer. Vous vous souvenez de la vidéo promotionnelle du 375e anniversaire qu’on a mise aux poubelles parce qu’elle était non représentative de la réalité montréalaise ? Elle annonçait exactement ce mouvement.

Les directeurs de théâtre et les réalisateurs de cinéma y pensent à deux fois maintenant en établissant les distributions. Il doit en être de même quand on s’empare de l’histoire d’un groupe minoritaire.

Je continue cependant à croire que la censure est la pire des armes pour s’attaquer à ce problème. On n’aurait jamais dû retirer SLĀV de l’affiche.

L’attitude et le travail du Festival international de jazz dans cette affaire sont un fiasco. On doit laisser les créateurs avancer et foncer avec leurs convictions, qu’elles comportent des erreurs ou non.

Les personnes réunies jeudi soir ont eu recours à un bâton de la parole pour s’exprimer. Cette manière civilisée de faire les choses tranchait avec le chaos qui règne depuis quelques semaines, au cours desquelles on a pu entendre beaucoup de choses, notamment celle-ci : « Ils n’ont qu’à monter leurs propres spectacles sur leur histoire s’ils ne sont pas contents. »

Justement, les autochtones en font, des spectacles, sur leur histoire et leurs valeurs. Mais personne ne va les voir. « La culture autochtone, si tu savais comme les gens s’en crissent », m’a déjà dit un organisateur de Présence autochtone.

Ça tombe bien, ce festival aura lieu du 7 au 15 août. Voilà une belle occasion de mieux connaître cette culture et de s’en approcher. Cela est sans doute mieux que de l’ignorer. Ou, pire, de se l’approprier.

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