CHRONIQUE

« Je ne suis pas Charlie »

En sortant du métro Porte de la Villette, on tombe sur un autre Paris, un autre univers. À droite, un boulevard qui file sous un viaduc de béton, à gauche, un bâtiment abandonné couvert de graffitis. Par terre, main tendue, des mendiants. 

Le 19e arrondissement est situé aux confins de Paris, loin, très loin du centre, près, tout près du périphérique, le boulevard autoroutier qui ceinture Paris et le sépare de sa bruyante banlieue. 

C’est ici que les frères Kouachi ont passé une partie de leur vie, ici qu’ils se sont transformés en djihadistes. Vendredi, ils sont morts, abattus par la police après avoir pratiquement décapité la salle de rédaction du journal satirique Charlie Hebdo.

Dans l’univers cru du 19e arrondissement, on est à des années-lumière des images léchées du film Amélie Poulain, des monuments grandioses, des cafés chics, des restaurants hors de prix, du Paris, ma chère. Ici, on parle arabe, ourdou, pachtou, anglais, français… La population vient des quatre coins de la planète, un concentré des Nations unies, un concentré de pauvres : Afrique, Moyen-Orient, Afghanistan, Bangladesh, Kosovo, Sri Lanka… La plupart sont musulmans. Des Blancs ? Très peu.

Ici, tout le monde pleure les morts de Charlie Hebdo. L’indignation est unanime, la douleur, le deuil, le choc sont omniprésents, mais là s’arrête l’élan de solidarité.

« Je suis contre la violence, contre le terrorisme, et demain [aujourd’hui], je vais aller à la manifestation, mais je ne suis pas Charlie. Charlie Hebdo a insulté ma religion, l’islam, et mon prophète, Mahomet. C’est comme si je pissais sur la tombe de ta mère pour faire rire les gens ! »

— Kamal Zebboudj, un musulman rencontré dans le 19e arrondissement

Kamal a 37 ans et il travaille comme vigile.

« Je suis Charlie » est devenu la phrase emblématique qui rassemble tous ceux qui soutiennent la liberté d’expression incarnée par Charlie Hebdo.

J’ai parlé à plusieurs musulmans dans des cafés, dans le métro, dans la rue, à la mosquée, et tous, ou presque, m’ont dit la même chose : Je ne suis pas Charlie parce que les journalistes et les caricaturistes de Charlie Hebdo ont insulté l’islam. Ils ont abusé de leur liberté d’expression. Ne touchez pas au prophète Mahomet, ont-ils répété. Certains me l’ont expliqué poliment, d’autres se sont énervés en me demandant : « Z’êtes qui, vous ? »

J’ai croisé trois salafistes (musulmans intégristes), facilement reconnaissables à leur barbe longue, leur couvre-chef blanc et leur tunique à mi-mollet. Ils ont évité mon regard et n’ont pas répondu à mes questions. Mon « Et Charlie Hebdo ? » est tombé à plat. Ils m’ont tourné le dos et ils ont pressé le pas vers la mosquée, comme s’ils avaient le diable aux trousses. Je n’ai pas eu le temps de leur demander s’ils avaient connu les frères Kouachi.

Dans le 19e, les gens ont faim. L’organisme L’un est l’autre sert des repas gratuits le midi. Les hommes mangent le nez collé à leur couscous, la conversation est minimaliste et se résume à quelques balbutiements irrités. Oui, oui, Charlie Hebdo, oui, oui, les morts, terrible. Certains ne sont pas au courant de la fusillade ou haussent les épaules, d’autres viennent tout juste d’arriver à Paris : « Charlie Who ? Do you speak English ? »

La plupart sont sans abri ou sans papiers, alors la misère des autres… Ils en ont plein les bras avec la leur.

* * *

Vendredi, 14 h, jour de prière pour les musulmans. Plusieurs se rassemblent à la Grande Mosquée située dans le 5e arrondissement. Les musulmans ont la même réaction que dans le 19e : indignation, consternation, compassion, mais colère contre les caricatures de Charlie Hebdo.

Marwan a 21 ans, il ne décolère pas. « Charlie Hebdo publiait un torchon ! Ils ont insulté le Prophète. Ce n’est pas ça, la liberté d’expression. C’est facile de taper sur les musulmans parce qu’on est économiquement et socialement faibles. La France ne nous intègre pas. On a encore l’impression d’être des étrangers. Alors non, je ne suis pas Charlie ! »

Marwan est d’origine libanaise.

Abderrahim non plus n’est pas Charlie. Il a 28 ans, ses parents sont marocains. « Nous ne sommes pas les seuls à ne pas être Charlie. Ce journal a aussi insulté les juifs et les chrétiens. Oui, il faut qu’on se rassemble, et, oui, nous sommes tous français. On travaille, on respecte le monde, on paie nos impôts, malgré tout, il faut qu’on se justifie : je ne suis pas un terroriste, je n’ai pas commis d’attentat, je n’ai pas de kalachnikov. »

« Charlie Hebdo a provoqué les musulmans », ajoute Mohammed.

Un homme se tient au milieu de la rue. Il porte la tunique traditionnelle des musulmans. Il gesticule et parle haut et fort. Un attroupement se forme autour de lui. Il crache sa colère. « N’insultez pas le Prophète au nom de la liberté d’expression ! »

Il parle en points d’exclamation.

Les gens l’écoutent en silence, fascinés par sa colère. Le malaise est palpable. Il existe une France qui serre les coudes dans le deuil, le choc et le désarroi, mais il existe aussi une autre France, laissée pour compte, peuplée de citoyens de seconde zone. Charlie Hebdo a uni la France, mais il a aussi exacerbé des tensions et des frustrations.

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