Mode unisexe

Au-delà des princesses et des superhéros

Toutes les filles ne rêvent pas de licornes et de paillettes et les garçons, de dinosaures et de superhéros. Eh oui, il arrive que des filles reluquent des imprimés à l’effigie de Star Wars ou à motif de planètes. Que tous les enfants se réjouissent : chaînes et designers offrent de plus en plus de vêtements non stéréotypés, à glisser sous le sapin.

UN DOSSIER DE MARIE ALLARD ET DE FRANÇOIS ROY

« Des t-shirts de filles cool, s’il vous plaît ? »

« Cher Gap,

Je m’appelle Alice Jacob et j’ai presque cinq ans et demi. J’aime les t-shirts cool, comme ceux de Superman, de Batman et de voitures de course. Tous vos chandails pour filles sont roses, avec des princesses et des trucs comme ça. Les chandails des garçons sont vraiment cool. Ils sont avec Superman, Batman, du rock et des sports. Qu’en est-il des filles qui aiment ces choses comme moi et mon amie Olivia ? Pouvez-vous faire des t-shirts de filles cool, s’il vous plaît ? Ou pouvez-vous créer une section “ni garçon ni fille” dans vos magasins – seulement une section pour enfants ?

Merci,

Alice Jacob »

Dictée par une petite Américaine à sa mère, cette lettre a été publiée en mars dans The Washington Post. Surprise : Jeff Kirwan, président et chef de la direction de Gap, lui a répondu.

« Tu sembles être une enfant très cool, avec un grand sens du style », lui a écrit M. Kirwan. Après avoir précisé que GapKids essaie de « toujours offrir un large éventail de styles et de choix pour les filles et les garçons », le président s’est montré ouvert au changement. « Tu as raison, je pense que nous pouvons faire un meilleur boulot, en offrant encore plus de choix qui plaisent à tout le monde, a-t-il indiqué. J’ai parlé avec nos concepteurs et nous allons travailler sur des choses encore plus amusantes qui te plairont, je crois. » Il a annoncé à Alice la mise en vente prochaine d’un t-shirt pour filles à motif de… Chewbacca, le guerrier poilu de Star Wars.

Cet automne, les magasins Gap offrent – au rayon filles – des chandails ornés de Saturne, d’un dinosaure ou encore d’instruments scientifiques (microscope, bécher et éprouvette). En plus des incontournables t-shirts à motifs de licornes ou de papillons, qui n’ont pas disparu pour autant.

Fini les rayons par sexe

La chaîne néerlandaise Hema, présente dans sept pays, a supprimé les rayons filles et garçons dans 300 de ses magasins, ont rapporté en septembre plusieurs médias français. Pour les remplacer, une seule section pour enfants. Pareil dans les magasins britanniques John Lewis, ce qui a suscité la grogne d’utilisateurs des médias sociaux, qui semblaient ignorer que la chaîne continue de vendre des robes et des chemises. La différence, c’est surtout que des vêtements au genre neutre – comme un tricot jaune foncé – ne sont plus réservés à un sexe.

Dans les centres commerciaux du Québec, le meilleur et le pire se côtoient. L’Aubainerie vend un amusant chandail rayé noir et blanc avec la mention « Jamais en rose ». Ainsi qu’un autre proclamant « Trop cute pour toi », qui renforce l’idée qu’une fillette doit être jolie – davantage que les autres. Zara offre un chouette t-shirt gris foncé orné de chevaux, pouvant plaire aux filles comme aux garçons. Et un body pour enfant décoré du logo de Barbie…

The Children’s Place propose un chandail rose avec la mention « Princess » (princesse) écrite en doré, mais d’autres ont des messages plus positifs, comme « Smart Girls Rule » (les filles intelligentes règnent). Quant aux garçons, ils sont « Undefeatable » (imbattables) ou des « Space Genius » (génies de l’espace), selon la chaîne américaine.

Les designers offrent heureusement plus de diversité.

« Je ne comprends pas qu’il y ait encore autant de vêtements pour enfants catégorisés strictement pour filles ou garçons. »

— Pétronille Gillet, créatrice de Blacksnaps

La marque montréalaise propose par exemple un t-shirt noir décoré d’un citron.

« Il est très important pour moi de ne faire que des collections unisexes, dit Mme Gillet. C’est une des priorités de mon entreprise. Ce sujet me touche tout particulièrement, car mon petit gars est encore très souvent jugé par rapport à ses vêtements ou ses cheveux longs. »

Les enfants désirent… du confort

Que veulent les enfants ? Aude Le Dubé, propriétaire de la marque Coton mouton, a récemment réuni des fillettes pour sonder leurs envies. « Tout ce qui les intéresse, c’est le confort, constate-t-elle. Dans les couleurs, les plus jeunes sont attirées par le rose. Mais dès 8 ou 9 ans, elles m’ont dit qu’elles adorent le noir et le bleu marine. Je pense que c’est le reflet de ce qu’elles voient leur maman porter. Sinon, elles aiment le jaune, le rouge, le bleu, mais le rose arrive loin, loin derrière. Le plus drôle, c’est quand je leur ai demandé si elles aimaient les robes. Elles m’ont répondu : “Pas particulièrement, sauf si elles ont des poches !” »

Romane Duval, 7 ans, une des enfants ayant participé à la séance photo de La Presse, a préféré le kangourou noir à motif de planète, parmi les vêtements essayés. Pourquoi ? « Avec la planète Saturne, il est beau et plein de couleurs », a-t-elle répondu. Les filles peuvent-elles devenir astronautes pour aller explorer des planètes ? « Mais oui, les filles aussi ! », s’est-elle exclamée.

« La mode unisexe permet non seulement de briser les barrières entre les sexes dès le jeune âge, observe Mary-Jo Dorval, designer de Kid’s Stuff (Trucs d’enfants), mais aussi de faciliter la passation des vêtements entre les enfants et d’éviter ainsi la surconsommation. »

Adorable, local et unisexe

Ces quatre designers proposent des vêtements confortables, unisexes et… choux comme tout.

CRIER O’LOU

« Créer des vêtements non genrés pour les adultes de demain, c’est surtout leur permettre d’être des enfants avant tout, estime Charlotte Bergère, designer d’O’Lou. Pour qu’ils puissent s’amuser de la même façon, sans distinction de genre. »

Il est assurément plus rigolo de jouer à quatre pattes vêtu d’un confortable pantalon O’Lou qu’en jupette pailletée ou en jeans slim. Fabriquées à Montréal depuis 2016, les collections O’Lou sont faites de coton biologique, dans les tailles jusqu’à 5 ans.

« Les parents d’aujourd’hui sont sensibles à l’achat local et aux vêtements neutres pour leurs enfants, constate Mme Bergère. Pour deux principales raisons : le vêtement de qualité restera longtemps dans la famille, garçons ou filles en profiteront de la même façon. Il permet aussi de dire stop aux catégories de genre, où la petite fille est décrite comme étant une “princesse douce et pure” et le petit garçon comme un “aventurier intrépide, fan de gros camions”. »

DOUX COTON MOUTON

Des poupées, c’est ce qu’Aude Le Dubé, designer de Coton mouton, a commencé par créer. Depuis cet automne, elle habille les enfants de chair, en plus de ceux en tissu. Ses vêtements sont confectionnés à Montréal, avec un moelleux molleton fabriqué au Québec.

« On écoute les enfants, fait valoir Mme Le Dubé. Ils veulent s’habiller tout seuls. Tous les vêtements qu’on fait sont donc combinables, ils peuvent les superposer. »

La collection Puzzle, actuellement proposée, est formée de chandails en coton ouaté unisexes à messages sympathiques comme « Même pas peur » ou « Très très cool », de cardigans à boutons et de pantalons à taille élastique, en couleurs basiques, pour les enfants de 3 à 12 ans. « Les pantalons de garçon, ça a des boutons, une braguette, c’est souvent des jeans, ça pique, observe Mme Le Dubé. Pour l’hiver prochain, on a conçu une combinaison qui n’aura pas de boutons, que les garçons pourront porter aussi bien que les filles. » Ça promet.

TRUCS D’ENFANTS ÉVOLUTIFS

Des pantalons et des chandails unisexes, simples et évolutifs, voilà ce qu’offre Kid’s Stuff (Trucs d’enfants). Évolutifs ? Oui, grâce à des bandes à la taille, aux poignets et aux chevilles des vêtements, qu’on plie quand l’enfant est petit. Et qu’on déplie quand il grandit.

Faits à la main à Montréal, dans un agréable tissu composé de bambou, de coton et d’élasthanne (spandex), les habits de Trucs d’enfants sont conçus pour être portés de la naissance à 6 ans (il faut changer les vêtements dans l’intervalle, le concept évolutif ayant ses limites !).

Les teintes proposées – taupe, bleu foncé, gris foncé, noir et rose-brun – conviennent aux deux sexes. « Nous retrouvons du bleu dans la garde-robe des filles, alors pourquoi pas du rose dans celle des garçons ? demande Mary-Jo Dorval, designer de Trucs d’enfants. Je suis toujours fière de voir que des parents osent le rose-brun pour les garçons. Restez à l’affût pour un rose plus punch dans les prochaines collections ! »

LE STYLE DE CHARLIE & GUS

« J’ai créé Charlie & Gus devant le manque de leggings pour garçons confortables et stylés, quand mes enfants étaient bébés, dit Susan McGregor, propriétaire de la marque torontoise. Tout ce que je voyais était rose et girly, sauf un rare legging bleu et ennuyeux. Tout le monde semblait associer les leggings aux filles et obliger les garçons à porter des pantalons, si inconfortables pour mes bébés potelés ! »

Aujourd’hui, Charlie & Gus vend des leggings, des pantalons de jogging, des salopettes, des hauts, etc. pour les enfants jusqu’à 6 ans. De plus grandes tailles – jusqu’à 10-12 ans – s’ajouteront bientôt.

Le petit plus ? La plupart sont ornés de motifs unisexes. « J’aime penser qu’ils ne sont ni masculins ni girly, mais plutôt kid-friendly, estime Mme McGregor. Après tout, vous n’avez pas besoin d’être un garçon ou une fille pour aimer les hot-dogs, les tigres ou les astronautes ! »

D’autres idées à porter

Voici d’autres vêtements non genrés pour vos petits lutins.

Stéréotypés et « stéréotypants »

En France, Édith Maruéjouls a créé le bureau d’études L’ARObE (soit l’Atelier Recherche Observatoire Égalité), qui accompagne la mise en œuvre de politiques publiques d’égalité. La Presse l’a jointe pour parler de l’impact des vêtements stéréotypés.

Observez-vous une différence très nette entre les vêtements offerts aux garçons et aux filles ?

Oui, et ce, dès la naissance. Je présente dans mes conférences des bodys pour les bébés : un rose, avec des adjectifs déclinés au féminin, et un bleu, avec des adjectifs au masculin. Sur celui destiné aux filles, on peut lire : « jolie, élégante, coquette, belle, têtue, amoureuse ». Et pour les garçons : « vaillant, courageux, fort, habile, rusé, déterminé ».

On note déjà la « valence différentielle des sexes » de Françoise Héritier [la valorisation du sexe masculin et la dévalorisation du sexe féminin, ainsi que le pouvoir du premier sur le second]. Aux garçons, les valeurs sociétales et aux filles, les injonctions sur le corps. Les rayons filles et les rayons garçons sont la norme dans les magasins de vêtements et sont, en général, très stéréotypés et « stéréotypants ».

Les t-shirts pour fillettes avec l’inscription « princesse » ont-ils un impact ?

Évidemment, c’est surtout les signifiants qui se cachent derrière les figures et les images véhiculées. Une princesse est passive et attend qu’on la délivre ou qu’on la sauve d’un mauvais sort. Un superhéros sauve la société et conquiert le monde. Ce n’est qu’un exemple de l’inégale valeur entre les jouets de filles et les jouets de garçons, le monde des unes et celui des uns.

Voyez-vous l’émergence de certains vêtements non genrés ?

Pas au sens propre, mais j’ai entendu parler de la marque Hema, qui a décidé de ne plus faire la distinction entre les vêtements de filles et ceux de garçons. Ensuite, dans la société, les jeunes filles et les jeunes garçons ne sont pas si différents que ça dans leur tenue vestimentaire, à part bien sûr l’interdit symbolique de la jupe ou de la robe pour les garçons.

Je sais pourquoi les enseignes commerciales se sont saisies, dans les années 80, de la séparation des vêtements pour filles et garçons, jouets de filles et de garçons, etc. C’est évidemment par stratégie commerciale, pour vendre deux fois plus. Peut-être y a-t-il aujourd’hui un mouvement de fond ? Les parents, comme les enfants, veulent se sentir plus libres de choisir.

Les filles portent déjà les chandails bleus de leurs frères, mais le contraire est rare. Pourra-t-on franchir cette barrière psychologique ?

Ce sera très long. C’est dû à l’imperméabilité des groupes de sexe dans nos sociétés basées sur le système du genre, qui instaure l’inégale valeur entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes.

La hiérarchie, qui fait qu’appartenir au groupe des hommes est plus valorisé dans nos sociétés, implique que pour les hommes, aller dans le « monde des femmes », c’est déchoir, la honte. Être perméable aux attributs physiques et symboliques des femmes est un tabou sociétal chez les hommes.

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