Actualités

La dernière marche

Ils s’appelaient Jean-Marc, Claudette ou Jean-Noël. Ils allaient boire un café, prendre l’autobus ou sortaient de l’hôpital. Ils ont tous été tués par un automobiliste. Le Québec a un problème : les aînés de plus de 65 ans représentent seulement 18 % de la population, mais la moitié des piétons tués chaque année. Les autorités y peuvent-elles quelque chose ?

UN DOSSIER DE GABRIEL BÉLAND

« On ne pensait jamais que ça finirait comme ça »

QUÉBEC — Jean-Marc Prescott aimait la vie. Il avait beau avoir 78 ans, il avait un quotidien bien rempli, avec des amis, des passions. Il appréciait la pêche. Il adorait se rendre au café pour jaser avec ses grands chums, Dan, Pierre et Laurent.

Bien sûr, M. Prescott n’était plus jeune. Il avait des ennuis de santé. Il souffrait d’insuffisance rénale et devait se rendre trois fois par semaine à l’hôpital pour un traitement d’hémodialyse.

Le 24 novembre 2017, à 17 h 56, Jean-Marc Prescott quittait justement l’hôpital de Papineau, à Gatineau, après un traitement. Il traversait la rue Maclaren pour se rendre à sa voiture, dans le stationnement en face.

L’homme empruntait un passage piéton. Il était dans son droit. Alors qu’il avait presque fini de traverser, un automobiliste au volant d’un véhicule utilitaire sport l’a happé de plein fouet. M. Prescott est mort quatre jours plus tard des suites de ses blessures.

Son histoire tragique fait partie des quelque 140 rapports de coroner obtenus et consultés par La Presse sur les piétons morts en 2017 et 2018 (les rapports pour 2019 ne sont pas encore tous disponibles).

Selon le coroner, M. Prescott n’a commis aucune faute. Mais sa mort ne sera pas considérée comme criminelle. Un bête accident. Le conducteur a reçu une contravention car il n’a pas respecté la priorité du piéton.

« Le conducteur a été distrait, c’est sûr. La seule chose que j’ai sue de la part des policiers, c’est que le conducteur passait un moment difficile dans sa vie », explique Brigitte Prescott, fille de la victime.

« Mon père habitait tout seul. Il était autonome. C’était un homme actif, il sortait voir du monde, raconte Mme Prescott. On ne pensait jamais que ça finirait comme ça. »

L’homme de Gatineau n’est pas le seul aîné mort au Québec alors qu’il sortait à pied d’un hôpital, un lieu qui devrait pourtant être hautement sécuritaire.

La même chose est arrivée à Jean-Noël Larouche le 15 mars 2018, à l’hôpital d’Alma. L’homme de 88 ans marchait dans le stationnement, muni de sa canne, quand une automobiliste l’a happé mortellement.

« Ça n’a pas de bon sens. C’est une place publique, un hôpital. Ça a brisé ma vie », raconte celle qui était sa conjointe, Patricia Desmeules.

« Ce sont toutes des personnes malades qui sortent de là. Les piétons ne sortent pas à la course. Ils marchent jusqu’à leur voiture et se font frapper comme ça. »

— Patricia Desmeules, conjointe de Marc Prescott, happé mortellement par un véhicule en 2017

Des statistiques préoccupantes

Ces cas illustrent un phénomène qui reste méconnu : la place disproportionnée que les aînés représentent parmi les piétons tués au Québec.

La Presse a obtenu tous les rapports sur les piétons morts en 2017 et 2018. En excluant les cas de piétons décédés dans un accident de travail – une problématique spécifique –, on constate un fait troublant : sur ces deux années, la moitié des morts avaient plus de 65 ans (60 sur 120).

Ces chiffres recoupent ceux d’un comité d’experts sur la sécurité des piétons créé par la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) : en 2015 et 2016, 52,4 % des piétons morts avaient plus de 65 ans.

Pourtant, selon les données du plus récent recensement, les 65 ans et plus ne représentent que 18,1 % de la population québécoise.

« Malgré sa simplicité apparente, le fait de traverser une rue est une tâche complexe qui exige de bonnes capacités perceptives, cognitives et motrices. Le vieillissement, même en santé, amène souvent des modifications à ces aptitudes », prévient le comité d’experts de la SAAQ sur la sécurité des piétons.

Le Réseau FADOQ ne s’en cache pas : ce phénomène l’inquiète, d’autant que la population québécoise vieillit. « C’est un sujet qui nous préoccupe », reconnaît Danis Prud’homme, directeur général.

« Le temps de traverse est souvent beaucoup trop court aux feux. Quant aux passages piétons, ils sont mal indiqués ou mal respectés. »

— Danis Prud’homme, directeur général du Réseau FADOQ

Pas assez de temps pour traverser

Comment s’attaquer à ce phénomène inquiétant pour les aînés ? Les rapports des coroners donnent des pistes de solution pour améliorer la situation : 

augmenter de quelques secondes le temps de passage accordé aux piétons, pour tenir compte de la vitesse de marche des aînés ;

mieux identifier les passages piétonniers, souvent mal indiqués et très peu respectés au Québec ;

sensibiliser automobilistes et piétons à l’importance du civisme et du respect des règles de la route.

Mais mettre en place ces mesures a priori simples n’est pas aussi évident qu’il y paraît. Le réseau routier québécois est sous la responsabilité de plusieurs acteurs différents.

Prenons le temps de traverse, par exemple. Selon les normes du ministère des Transports du Québec (MTQ), les piétons marchent à une vitesse qui varie de 0,9 à 1,3 m par seconde.

Or, certains aînés à la mobilité réduite peuvent marcher plus lentement, à 0,8 m/s, rappelle la spécialiste de la sécurité des piétons Marie-Soleil Cloutier, professeure à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS).

C’est donc dire qu’à l’heure actuelle, certains aînés n’ont tout simplement pas la capacité physique de traverser à temps selon les normes du Ministère. Le MTQ précise toutefois que les temps de traverse sont établis par les municipalités et que celles-ci sont invitées à prendre en compte les besoins spécifiques à chaque intersection.

Le manque de centralisation complique les choses : il y a près de 1500 municipalités au Québec. Tous les responsables de la gestion artérielle sont-ils aussi sensibilisés à la réalité des piétons aînés ? Certains sont tentés de réduire le temps alloué aux piétons pour favoriser la fluidité automobile. Selon des rapports de coroners, plus de temps pour traverser aurait pu sauver la vie de certains piétons en 2017 et 2018.

C’est le cas de la Montréalaise Paz Ruiz Perez. Elle traversait la rue Grenet le 15 octobre 2018 sur le boulevard Gouin quand un autobus scolaire l’a happée mortellement. Selon la coroner, « le temps alloué aux piétons pour traverser la rue est l’élément majeur ». Elle avait 79 ans.

L’Union des municipalités du Québec (UMQ) assure que les élus sont bien outillés pour protéger les piétons. Suzanne Roy, présidente intérimaire de l’UMQ et mairesse de Sainte-Julie, explique par exemple qu’un webinaire a été organisé récemment avec Vélo-Québec sur les meilleures pratiques en matière d’aménagement pour les piétons et les cyclistes.

« Dans les municipalités, c’est la plus grande source de requêtes : la vitesse dans les rues, les aménagements et tout ça. »

— Suzanne Roy, présidente intérimaire de l’UMQ et mairesse de Sainte-Julie

« Traditionnellement, on avait une autre façon d’aménager nos rues. Maintenant, on a d’autres usages, par exemple des saillies de trottoir pour ralentir l’automobiliste, dit Mme Roy. C’est une source d’inquiétude constante pour les municipalités. »

« Centraliser tout ça pourrait être nuisible. Les élus sont à même de trouver les bonnes solutions selon leur contexte pour protéger les aînés. »

Quel suivi pour les recommandations ?

Mais même si la sécurité des piétons incombe à plusieurs acteurs, il faut absolument une « réflexion collective sur ce qu’on fait pour nos aînés, croit Marie-Soleil Cloutier. C’est triste, parce qu’on voit plusieurs cas où les victimes sont des aînés actifs, présents dans leur communauté, et ils se font happer. »

La sensibilisation est un outil important. Mais elle a des limites, rappelle Mme Cloutier. La spécialiste était membre du groupe d’experts de la SAAQ qui a fait plusieurs recommandations pour les piétons aînés. Toutes relevaient de la sensibilisation, puisque la SAAQ n’a aucune juridiction sur l’aménagement des intersections ou le Code de la sécurité routière.

« Sans dire que le rapport de la SAAQ n’est pas bon, sans dire que la sensibilisation ne sert à rien, on peut dire que ce n’est pas vrai que les piétons âgés vont devenir les meilleurs piétons au monde et vont arrêter d’être en faute, et c’est aussi vrai pour les automobilistes. »

— Marie-Soleil Cloutier, professeure à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) et ancienne membre d’un groupe d’experts de la SAAQ

Les infrastructures sont un élément incontournable du problème, selon elle.

Les coroners ont identifié plusieurs infrastructures défaillantes dans leurs rapports. Dans le cas de Jean-Marc Prescott par exemple, le coroner Paul Dionne recommande de revoir l’aménagement du passage piéton devant l’hôpital. « Il y aurait peut-être place à rehausser la sécurité par éclairage intermittent, dos-d’âne ou autre mesure » que la Ville de Gatineau jugera appropriée.

Avant même de recevoir les recommandations du coroner, Gatineau a décidé de déplacer les panneaux du passage pour piétons plus près de la chaussée. L’été, la Ville installe une balise flexible au milieu de la chaussée. Mais le manque d’éclairage, principal problème, selon Brigitte Prescott, n’a pas été amélioré.

Le Bureau du coroner ne dispose d’aucun mécanisme pour faire le suivi de ses propres recommandations.

« Après les funérailles de mon père, on a fait une marche pour sensibiliser le monde, raconte Mme Prescott. Ils ont mis un petit piquet dans le milieu de la rue. C’est la seule chose qu’il y a eu. Ce n’est pas plus éclairé qu’avant. »

Des morts évitables

Paul Marchand

80 ans, Trois-Rivières

Le matin du 25 août 2018, Paul Marchand traverse un boulevard à quatre voies de Trois-Rivières. Le feu est vert pour lui. Un automobiliste brûle le feu rouge et tue M. Marchand. Il n’y a pas eu d’accusation criminelle. Le conducteur était âgé de 82 ans, selon la fille de la victime. Son âge n’est pas précisé dans le rapport du coroner. Les policiers ont fait une demande à la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) pour vérifier l’aptitude à conduire du fautif. Le résultat de cette démarche n’est pas non plus précisé dans le rapport. « Sur le coup de la colère, j’ai voulu aller plus loin et poursuivre le monsieur, explique Manon Marchand, fille de Paul. Mais j’ai changé d’idée parce que je ne voulais pas détruire le reste de la vie de ce monsieur. Après, j’ai appris que, de toute façon, je n’aurais même pas pu le poursuivre. » Avec le « no-fault », il est en effet impossible de poursuivre au civil là la suite d’un accident de la route au Québec. « C’est une route où ça va trop vite. Mais ils attendent que plein de monde se fasse tuer avant de comprendre. C’est le deuxième qui est mort là en deux ans », selon Manon Marchand. Le rapport du coroner ne fait aucune recommandation.

Claudette Grégoire

80 ans, Montréal

Claudette Grégoire aimait bien aller tous les jours manger dans le même restaurant. Pour s’y rendre, la dame de 80 ans devait traverser la rue Notre-Dame dans l’arrondissement de Lachine. Il s’agit d’une artère de six voies, avec seulement 30 secondes pour le passage piéton. Elle était en train de traverser le 21 août 2017. Mais « elle marchait lentement », note le rapport du coroner. Elle n’a pas eu le temps de traverser à temps. Quand le feu est passé au vert pour les voitures sur Notre-Dame, un camionneur qui ne l’avait pas vue a démarré. Elle a été écrasée par une roue avant. Les policiers ont reconstitué la scène : devant le gros camion, elle était invisible pour le chauffeur. Le coroner fait plusieurs recommandations, notamment l’idée d’imposer des systèmes de détection électronique de piétons sur les camions.

Monique Trudeau

86 ans, Montréal

Autonome, « s’occupant de ses affaires », Monique Trudeau traverse la rue Henri-Julien avec son panier d’achats, le 4 novembre 2018. Une voiture sur Jarry tourne à gauche et fauche Mme Trudeau, qui avait la priorité et était bien engagée dans sa traversée. Dans son rapport, le coroner pointe du doigt des travaux routiers faits par la Ville de Montréal. « Il y avait une forte croissance de la circulation dans » ce secteur, écrit le coroner, « sans pour autant que des dispositifs de contrôle de la circulation soient mis en place ». Même s’il pointe cette lacune, le coroner ne fait aucune recommandation.

Antonietta Di Ioia

80 ans, Montréal

Le 18 septembre 2018, alors que Mme Ioia a pratiquement fini de traverser une petite intersection de Montréal-Nord, une fourgonnette la happe. « Selon certains témoins, le conducteur de la fourgonnette n’a pas complètement immobilisé son véhicule à l’arrêt obligatoire », note le coroner. La cause principale :  le non-respect de la priorité de la piétonne. La police détermine qu’il n’y a rien de criminel. Le coroner note que Mme Ioia aurait pu se trouver dans l’angle mort du pilier de pare-brise. Le comité d’experts sur la sécurité des piétons de la SAAQ a déjà sonné l’alarme sur ce « nouvel angle mort », de plus en plus souvent en cause avec la popularité des gros véhicules. La SAAQ envisage d’obliger d’en parler dans les cours de conduite. Dans le cas de Mme Ioia, le coroner ne fait aucune recommandation.

« Les piétons, ils ne les voient pas »

QUÉBEC — Les piétons sont invisibles pour bien des automobilistes du Québec, où règne une certaine culture de négligence envers les utilisateurs de la route les plus vulnérables, déplore la coroner Renée Roussel.

« Les conducteurs au Québec, ce n’est pas compliqué : les piétons, ils ne les voient pas, dit-elle en entrevue avec La Presse. Et ça prend tout pour qu’ils s’arrêtent à un passage piétonnier. Le piéton qui s’engage dans un passage, il faut qu’il ait confiance en mosus, parce que ce n’est pas garanti que les autos vont s’arrêter. »

La Dre Roussel fait partie des nombreux coroners qui se penchent sur les décès de piétons au Québec. Dans un rapport de 2017 sur la mort d’une Française à Rimouski, elle laisse même entendre que cette culture envers les piétons a pu jouer dans la mort de la jeune fille.

« Les conducteurs québécois ne sont pas particulièrement polis et n’ont pas tendance à laisser passer un piéton qui tente de traverser la rue », écrit la coroner dans son rapport sur la mort d’Auriane Nugue, une Française de 23 ans en stage dans le Bas-Saint-Laurent.

« Si l’habitude du respect des piétons est fortement ancrée chez elle, elle a pu penser que c’était comme ça ici aussi », avance la coroner.

Le 20 octobre 2017, Auriane Nugue traversait une rue où la vitesse est limitée à 50 km/h. Elle n’a pas vu la camionnette qui s’en venait. Selon Renée Roussel, les causes de sa mort restent « nébuleuses ».

Le conducteur roulait peut-être un peu trop vite, la piétonne a peut-être fait preuve d’inattention… Mais la Française a aussi peut-être trop fait confiance aux conducteurs québécois, pensant qu’on lui céderait le passage.

« La conduite automobile est à mes yeux et à ceux de la loi un privilège qui comporte une très grande responsabilité, car un véhicule moteur est un instrument qui peut devenir extrêmement dangereux, écrit-elle. Je ne suis pas du tout convaincue que la majorité des conducteurs en sont vraiment conscients. »

Des rapports souvent courts

Renée Roussel, qui pratique la médecine dans les environs de Kamouraska, estime que le Québec est mûr pour une réflexion sur la sécurité des piétons, notamment celle des piétons aînés.

Mais les coroners sont mal outillés pour mener cette réflexion, selon elle.

La recension de La Presse, qui a consulté tous les rapports de coroners pour les piétons morts en 2017 et 2018, permet de constater une grande disparité dans le travail des coroners. Certains rapports sont fouillés, d’autres, extrêmement brefs ; certains tentent d’identifier des causes précises dans l’accident, d’autres concluent rapidement à la bête erreur.

Lors d’une mort accidentelle, les corps de police cèdent la place au coroner. Si ce dernier produit un rapport laconique sur la mort d’un piéton, l’incident reste très peu documenté, et aucun changement n’est apporté.

« On est des coroners à temps partiel. Pour vivre, on fait d’autres choses. On n’a pas beaucoup de temps pour s’occuper de ces dossiers-là. »

— La Dre Renée Roussel, coroner

« On est très peu payés pour les heures qu’on met dedans. On ne s’en ira pas étudier le phénomène de tous les piétons accidentés au Québec pour documenter nos rapports », explique Mme Roussel.

Elle pense toutefois que le Bureau du coroner pourrait décider de lancer une réflexion plus globale sur la question des morts de piétons, afin de tenter de trouver des pistes de solution. « Parce que c’est sûr que c’est au-delà de ce qu’un coroner peut faire dans son bureau sur un seul cas. »

La coroner en chef, Me Pascale Descary, explique qu’aucune enquête publique sur la sécurité des piétons n’est prévue. La ministre de la Sécurité publique peut toutefois suggérer au Bureau du coroner de mener une enquête publique sur un sujet précis.

Le Bureau du coroner travaille à Montréal sur un projet qui pourrait permettre de mieux investiguer les morts de piétons, ajoute Mme Descary. Un comité a été mis sur pied où siège une coroner, des fonctionnaires municipaux, la santé publique et la police.

Le Comité d’enquête collisions sur l’île de Montréal se réunit dès que survient un accident mortel. Ils se rendent sur le terrain pour constater par exemple si les infrastructures routières sont déficientes. Ces informations sont ensuite fournies au coroner qui mène son enquête.

Le Bureau du coroner estime que cette façon de faire, qui n’existe qu’à Montréal pour l’instant, pourrait mener à des rapports plus complets et peut-être davantage de recommandations sur les infrastructures routières.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.