Opinion : Féminisme et personnes transgenres

On ne naît pas femme, on le devient

Le projet de loi C-16 a pour objet de modifier la Loi canadienne sur les droits de la personne pour inclure « l’identité ou l’expression de genre » dans les causes de discrimination. Le 17 mai dernier, il a fait l’objet d’une troisième lecture au Sénat, dernière étape avant d’être adopté. Il y a quelques jours, la Fédération des femmes du Québec a pris position en faveur du projet de loi.

On va peut-être finir par pouvoir combattre la discrimination contre les personnes trans avec l’aide de la loi, ce qui serait une grande victoire. Les féministes doivent s’en réjouir. Pourtant, il y a des résistances chez certaines d’entre elles.

Reportons-nous en juillet 2015, alors que l’ex-athlète Bruce Jenner, devenu Caitlyn Jenner, faisait la une du magazine Vanity Fair, arborant un look de star, cheveux de sirène, corset et maquillage. Elle fut félicitée pour avoir eu le courage de se dévoiler, et par un grand nombre de personnalités comme le président Obama.

Quelques mois plus tard, dans le New York Times, la journaliste Elinor Burkett a soulevé une question : qu’est-ce qu’une femme ? (What makes a woman ?) Est-on femme parce que, comme Caitlyn Jenner, on porte un corset et du maquillage ? Comme la journaliste, des féministes ont froncé les sourcils. Toutefois, il y a fort à parier que beaucoup de trans ne se reconnaissent pas non plus dans l’image de Jenner.

La femme biologique

D’autres épisodes ont aussi soulevé la controverse :  le retrait des Vagina Monologues, d’Eve Ensler, dans un collège pour femmes du Massachusetts, jugeant le spectacle pas assez « inclusif » du point de vue (entre autres) de l’identité de genre ; le retrait du mot « femmes » du nom de leurs organismes par des centres offrant des interruptions volontaires de grossesse, afin de ne pas exclure les personnes transgenres, comme l'a relaté la journaliste Katha Pollitt dans le magazine The Nation (« Who Has Abortions ? » mars 2015).

Aux États-Unis, plusieurs féministes, comme Burkett ou Pollitt ont donc levé la main : comment accepter qu’au nom du respect des personnes transgenres, on efface peu à peu le mot « femmes » de l’espace public ? Ne nions-nous pas l’expérience des femmes, ce que combat justement le féminisme ?

C’est un peu ce que plaidait un Centre d’aide aux femmes victimes de violence à Vancouver. Dans une cause célèbre, Kimberley Nixon, une femme trans qui souhaitait travailler auprès des femmes victimes de violence, a été écartée par la direction – alors qu’elle avait elle-même bénéficié des services des années plus tôt. La directrice, découvrant sa condition de femme trans, a refusé l’aide de Mme Nixon, arguant qu’il faut être née femme pour y travailler, pour comprendre la violence que subissent les femmes depuis des siècles.

Bonnes questions, mauvaise réponse

Ces questions sont légitimes. Après tout le travail des femmes à faire reconnaître leur point de vue, on craint sa disparition. Mais c’est une fausse piste que de considérer ces deux causes comment étant concurrentes. Dans le cas de la maison d’hébergement, on peut se questionner sur le rejet d’une personne qui n’est pas « biologiquement » femme. Présumer qu’elle ne saisira pas la violence sexuelle qu’aurait vécu une femme, c’est croire qu’elle ne peut comprendre la psyché et le corps féminins.

Ne tombe-t-on pas dans le piège de l’essentialisme, c’est-à-dire de voir les femmes comme des êtres déterminées principalement par leur biologie ?

De son côté, le collectif québécois Pour le droit des femmes, qui a témoigné au comité sénatorial, s’oppose au projet de loi. Entre autres réserves, ce groupe fait valoir que parmi des personnes transgenres peuvent se retrouver des agresseurs (dans un vestiaire, par exemple) et que les femmes ne seraient pas protégées dans les lieux censés garantir leur sécurité.

On peut répondre à cela que des agresseurs trouveront toujours les moyens pour passer à l’acte. Ce n’est pas le fait d’être une personne trans qui pose problème, mais l’intention criminelle. En ce moment, ce sont plutôt les trans qui font l’objet de harcèlement et d’agressions, comme l’a démontré encore récemment le cas de la bédéiste Sophie Labelle.

Pour le progrès social

Le féminisme est progressiste, et doit le demeurer. Comme société, nous nous sommes donné des moyens pour permettre à des personnes de « se » choisir. Par exemple, sur le plan juridique, elles peuvent modifier la mention de sexe à l’État civil afin de vivre en concordance avec leur identité de genre. Nous nous sommes dotés de chartes des droits et libertés, pour éliminer toutes formes de discrimination.

Et surtout, le féminisme a voulu, en plus de valoriser le « féminin » (et pas seulement « les femmes », une nuance qui ne devrait pas nous échapper), déconstruire le genre. Or c’est exactement là que nous en sommes. Les féministes peuvent et doivent continuer à revendiquer la place et le point de vue des femmes dans la société, mais cela ne doit pas empêcher de soutenir le projet de loi C-16.

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