Intelligence artificielle à Montréal

les cerveaux
à l’assaut DE MONTRÉAL

La recherche scientifique et le développement économique liés au secteur de l’intelligence artificielle s’emballent à Montréal, avec une rapidité et une ampleur qui surprennent même les principaux acteurs. De jeunes cerveaux, d’abord attirés par la richesse de la Silicon Valley, rentrent d’exode et s’installent dans la métropole. 

UN DOSSIER DE JEAN-SÉBASTIEN GAGNON

Montréal et l’intelligence artificielle

« C’est un véritable tsunami »

Lorsque Mark Maclean, de Montréal International, s’est présenté à l’aéroport de Dorval en décembre dernier avec neuf douzaines de bagels dans ses bagages, le responsable de la sécurité a haussé les sourcils.

C’est pour un symposium sur le traitement de l’information neurale, s’est-il défendu.

L’agent de contrôle n’a pas fait le lien entre un congrès sur l’intelligence artificielle – neuro quoi ? – et les produits de St-Viateur Bagel, mais qu’importe. Les petits pains ronds au sésame ont pu prendre l’avion et arriver à temps pour le lunch organisé par Montréal International dans le cadre du Neural Informational Processing Symposium (NIPS) de Long Beach, la plus importante rencontre du monde dans le secteur de l’intelligence artificielle et de l’apprentissage profond.

« Et tous les bagels ont trouvé preneur », assure Mark Maclean, responsable de la côte ouest américaine pour Montréal International. La poutine a été moins populaire : le fromage en grains venait de Long Beach.

En tout, 200 personnes se sont précipitées pour goûter aux mets typiques de la métropole, mais surtout faire du réseautage, rencontrer les démarcheurs de Montréal International et entendre la star montréalaise du domaine, le chercheur Yoshua Bengio.

« Apple, Amazon, Intel, Nvidia : nommez une entreprise de la Silicon Valley qui n’est pas encore à Montréal… Elles étaient toutes représentées », dit M. Maclean.

Des candidatures à la tonne

L’anecdote illustre le pouvoir d’attraction grandissant de la métropole dans le domaine de l’intelligence artificielle.

« C’est un véritable tsunami », assure Myriam Côté, directrice exécutive de l’Institut des algorithmes d’apprentissage de Montréal (MILA), le laboratoire au cœur de la révolution de l’intelligence artificielle dans la métropole.

« À l’hiver 2017, nous avons reçu 800 candidatures pour 22 places aux études de deuxième et troisième cycle. La majorité étaient des candidatures de très grande qualité, des gens qui provenaient d’universités comme Stanford, Berkeley, Oxford ou Cambridge. »

— Myriam Côté

Depuis 2009, Myriam Côté aide les chercheurs du MILA, lié aux universités McGill et de Montréal, à gérer la croissance foudroyante de leur institut. « Nous ne comptions que deux professeurs à mon arrivée. Aujourd’hui, avec les étudiants et le personnel administratif, on parle de 200 personnes. Et nous serons peut-être 400 d’ici cinq ans. »

Et les capitaux suivent.

Des entreprises comme IBM, Huawei, Nvidia et Panasonic ont versé des sommes importantes au MILA – qui ne souhaite pas dévoiler la valeur de ces contrats – simplement pour pouvoir participer aux discussions qui entourent ses projets de recherche, indique Mme Côté. « Et ce, sans aucun engagement de notre part. No strings attached. »

Aussi, des 48 projets d’investissements directs étrangers que Montréal International a accompagnés en 2017, près du quart étaient en intelligence artificielle.

Des noms importants

Ce pouvoir d’attraction permet à Montréal de séduire de gros noms du secteur comme le professeur de l’Université Carnegie-Mellon de Pittsburgh Geoff Gordon, que Yoshua Bengio a décrit à La Presse comme le spécialiste de l’intelligence artificielle le plus expérimenté jamais recruté dans la province.

Depuis janvier, M. Gordon dirige les travaux du laboratoire montréalais de Microsoft qui se penche notamment sur la compréhension du langage naturel. La multinationale de l’informatique s’est aussi engagée à doubler la taille de son équipe dans la métropole pour la faire passer à 75 chercheurs et techniciens.

« Geoff Gordon connaît Montréal, c’est une ville qu’il apprécie et qu’il a déjà visitée à trois reprises avec sa famille, dit Jennifer Chayes, directrice exécutive du laboratoire de Microsoft à Montréal, New York et Boston. Mais il aurait été impossible de le recruter si la scène de l’intelligence artificielle n’y connaissait pas un tel bouillonnement. »

Cette croissance rapide fait en sorte que Montréal se classe maintenant en première place au Canada quant au nombre d’experts en intelligence artificielle, selon des données publiées en février par l’entreprise Element AI.

« Voici à peine deux ans, lorsque je cognais aux portes de la Silicon Valley, on me demandait où est Montréal, si c’est proche de Vancouver, si on n’y parle que français, se rappelle Mark Maclean, de Montréal International. Aujourd’hui, les gens savent qui on est et ça les intéresse immédiatement. »

Le retour des cerveaux

Des jeunes pousses qui ont des liens avec le Québec choisissent de croître dans la province plutôt qu’au sud de la frontière. En voici trois exemples.

DATALOGUE

Fondateur : Tim Delisle et Bryan Russett

Produit : Un logiciel qui utilise l’apprentissage profond pour traiter les mégadonnées et les rendre compatibles avec les systèmes d’analyse d’affaires

Nombre d’employés : 20

Investisseurs : Nvidia, Flybridge et Bloomberg Beta

Originaire de Granby, Tim Delisle a créé son entreprise à New York, mais vient d’ouvrir un bureau à Montréal parce qu’il est plus facile d’y recruter des spécialistes étrangers qu’aux États-Unis. « C’est aussi inspirant de revenir à la maison et d’y ajouter une valeur économique, dit-il. Cette valeur est modeste maintenant, mais potentiellement grande pour le futur. »

KOGNIZ

Fondateurs : Daniel et Jed Putterman

Produit : Une plateforme permettant la reconnaissance faciale en temps réel avec une rapidité et une fiabilité record.

Nombre d’employés : 15

Investisseurs : Daniel et Jed Putterman

Les frères Putterman sont nés au Québec, mais comptent près de 30 ans d’expérience en développement d’affaires dans la Silicon Valley. « Revenir à Montréal et y ouvrir une antenne était une façon pour nous de renouer avec nos racines », dit Daniel Putterman.

LYREBIRD

Fondateurs : Alexandre de Brébisson, Jose Sotelo et Kundan Kumar

Produit : Une interface qui « clone » la voix d’une personne réelle, y compris le ton et l’émotion, avec à peine une minute d’enregistrement.

Nombre d’employés : 7

Investisseurs : Andreessen Horowitz, Redpoint Ventures et SV Angel

Même s’ils proviennent de France, du Mexique et d’Inde, les trois cofondateurs de Lyrebird sont des doctorants en intelligence artificielle de l’Université de Montréal. « J’ai choisi Montréal à cause de la présence du MILA – le laboratoire en IA de l’Université de Montréal –, mais c’est aussi une ville qui me plaît, dit Alexandre de Brébisson. On a l’intention d’y rester tant qu’on aura de l’argent ! »

Intelligence artificielle à Montréal

Des raisons derrière le succès

L’émergence de Montréal dans le secteur de l’intelligence artificielle repose d’abord sur le succès de l’approche développée ici – celle de l’apprentissage profond – et sur les sommes accordées par les pouvoirs publics à la recherche fondamentale au cours des deux dernières décennies. D’autres facteurs entrent toutefois en ligne de compte. En voici quelques-uns.

Le MILA à l’origine d’un cercle vertueux

La pénurie d’experts en intelligence artificielle est telle que ces derniers peuvent imposer les conditions qu’ils souhaitent à leurs employeurs, assure Myriam Côté, directrice exécutive de l’Institut des algorithmes d’apprentissage de Montréal (MILA).

« Outre les salaires, qui atteignent parfois 1 million US pour un doctorant à peine diplômé, c’est la possibilité de poursuivre leurs travaux de recherche auprès des meilleurs qui les motive », poursuit Mme Côté. Or le MILA, mis sur pied par le spécialiste Yoshua Bengio, est justement le plus grand laboratoire de recherche universitaire en intelligence artificielle au monde, et son mode de fonctionnement repose sur le travail d’équipe et les échanges universitaires.

Les entreprises technologiques estiment donc qu’installer un centre de recherche à Montréal, près du MILA, augmente leurs chances de recruter des experts de qualité. Et ce faisant, elles ajoutent encore plus au pouvoir d’attraction de la métropole.

L’effet Trump

Lorsqu’est venu le temps de planifier sa croissance, la start-up Datalogue, dont les algorithmes permettent de formater rapidement les données nécessaires à l’intelligence d’affaires, a préféré s’installer dans un local anonyme de la rue Beaubien à Montréal, plutôt que dans le chic édifice Flatiron de New York où elle est née.

Le motif : les restrictions à l’immigration imposées par l’administration Trump en vue de favoriser les travailleurs américains.

« Nous avons besoin d’embaucher les meilleurs ingénieurs informatiques, d’où qu’ils viennent, dit Tim Delisle, le jeune PDG de Datalogue. Le système d’immigration canadien a pas mal plus de sens que le système américain.

« C’est un système qui valorise beaucoup le talent qui est rare et global. »

Jean-Sébastien Cournoyer, du fonds de capital de risque Real Ventures, croit toutefois que le Québec peut mieux faire. « Ce n’est pas normal que les démarches dans la province soient les mêmes pour faire immigrer un comptable et un spécialiste de l’intelligence artificielle, qu’il faille six mois pour démontrer que personne d’autre ici n’a les mêmes compétences que le Ph. D. que je suis prêt à embaucher.

« Or cette question a déjà été réglée au Canada anglais », note-t-il.

Un écosystème mature

Selon le capital-risqueur Jean-Sébastien Cournoyer, Montréal compte maintenant sur un bon écosystème pour soutenir la croissance des jeunes pousses en intelligence artificielle.

« Ce n’était pas vrai voici 10 ans, mais aujourd’hui, un entrepreneur montréalais peut compter sur du talent – non seulement technique, mais en développement d’affaires – sur du capital stratégique qui l’aidera à ne pas faire d’erreurs, sur des mentors, sur une certaine densité de développeurs comme lui avec qui il pourra échanger sur ses problèmes, et sur des entreprises à succès qui pourront peut-être acheter sa business », énumère-t-il.

Pour Tim Delisle, de Datalogue, des fonds de capital de risque comme Real Ventures, de Montréal, et Vanedge, de Vancouver, apportent une aide essentielle, tant sur le plan financier que stratégique.

« Ils vont te donner ton premier chèque, mais aussi t’aider à aller chercher le capital de risque étranger et l’amener au pays », dit-il.

Un recrutement plus aisé

Bien qu’ils soient moins nombreux à Montréal qu’à San Francisco, les programmeurs, ingénieurs informatiques et autres experts en technologie de l’information sont plus faciles à recruter par les start-up en intelligence artificielle ici que dans la Silicon Valley, affirment plusieurs personnes rencontrées dans le cadre de ce reportage.

« Quand on regarde Toronto ou New York, ce sont des endroits établis avec des cercles très fermés. Tu dois te tailler une place dans ces cercles avant de pouvoir recruter, dit Tim Delisle, de Datalogue. À Montréal, tu fais partie de la création du cercle. Ça, c’est très différent. »

Les experts asiatiques et européens ont aussi un faible pour Montréal en raison de sa proximité du marché américain, ajoute Jean-Sébastien Cournoyer, de Real Ventures.

Selon Alexandre de Brébisson, de l’entreprise en démarrage Lyrebird, beaucoup d’étudiants européens choisissent la métropole parce que la recherche y est mieux financée que dans leur pays. « Ça joue beaucoup », dit-il.

Enfin, Tim Delisle signale la présence à Montréal d’un bassin important de spécialistes en technologie de l’information. « Nous cherchons à recruter les gens de Morgan Stanley qui sont un peu blasés par leur emploi et qui sont prêts à faire le prochain move de leur carrière », dit-il en souriant.

Efforts publics

Le Québec compte sur un généreux programme de crédits à la recherche et au développement, reconnaît Daniel Putterman, cofondateur de la jeune pousse en intelligence artificielle Kogniz.

« Notre entreprise est basée à San Francisco, mais nous avons choisi d’ouvrir un deuxième bureau à Montréal, explique-t-il. Les crédits à la R & D nous permettent de contrebalancer les coûts supplémentaires engendrés par ce nouvel établissement. »

« Mais ce n’est que le glaçage sur le gâteau, poursuit-il. Bien des pays offrent des programmes comparables. Ce qui nous attire ici en premier lieu, c’est la présence du talent, surtout en ingénierie informatique. »

Québec a aussi annoncé en 2017 une somme de 100 millions de dollars sur cinq ans pour soutenir le développement de l’intelligence artificielle dans la province. Elle sera notamment consacrée à la création d’un centre d’excellence mondial à Montréal où se réuniront les experts du MILA, ainsi que d’une vingtaine de laboratoires d’entreprises.

Cela dit, le Conseil consultatif sur l’économie et l’innovation, mis sur pied par Québec et qui réunit 32 leaders d’affaires de la province, a appelé le gouvernement en février à quintupler cette somme à 500 millions sur 10 ans, sous peine de voir s’éroder son leadership en intelligence artificielle.

À titre de comparaison, cette somme représente 40 % du budget consacré à la même mission par l’ensemble de l’Union européenne.

« L’aide accordée par les gouvernements du Québec et du Canada donne réellement l’impression aux investisseurs que l’intelligence artificielle est un domaine valorisé ici », dit Jennifer Chayes, directrice exécutive des laboratoires de Microsoft à Montréal, Boston et New York.

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