Chronique

Téléphones intelligents :  les parents le sont-ils aussi ?

Vous rappelez-vous Mad Men ? Dans cette série télé brillante, ancrée dans les années 60, les enfants ne portaient pas de ceinture de sécurité et s’assoyaient à l’avant dans les voitures, ils jouaient avec les sacs de plastique et se les mettaient sur la tête. Et leurs parents fumaient partout, tout le temps, y compris les femmes enceintes, sans parler de l’alcool que ces adultes commençaient à boire en arrivant au bureau le matin.

Fou de penser que tout cela était alors courant. Et impossible de ne pas se demander quelles seront ces habitudes aujourd’hui normales que demain on trouvera totalement irresponsables ou autodestructrices.

Je suis certaine qu’il y en aura un paquet, et je suis aussi certaine que notre utilisation du téléphone cellulaire et des réseaux sociaux sera en haut de cette liste.

Le questionnement à cet égard commence sérieusement.

Deux investisseurs majeurs de la société Apple viennent d’écrire une lettre ouverte à l’entreprise lui enjoignant de se pencher sur l’effet des téléphones intelligents sur les enfants.

« Il y a un consensus en train de se former, dans le monde, incluant Silicon Valley, sur le fait que les conséquences potentielles à long terme des nouvelles technologies doivent être prises en considération dès leur création et qu’aucune entreprise ne peut se défaire de cette responsabilité », ont écrit les deux grands investisseurs dans une lettre rendue publique par le Wall Street Journal. Ensemble, Jana Partners et California State Teachers’ Retirement System (CalSTRS) détiennent près de 2 milliards d’actions de la société Apple.

« Apple, ont-ils aussi écrit, peut jouer un rôle déterminant en signalant à tout le secteur qu’accorder une attention spéciale à la santé et au développement de la prochaine génération est à la fois une bonne décision d’affaires et la bonne chose à faire. »

Il est temps que de telles inquiétudes soient finalement prises en considération par le monde des affaires.

Sérieusement, si on a été irresponsables, il n’est jamais trop tard pour bien faire. Ce n’est pas quand la génération affectée décidera de poursuivre les fabricants avec des recours collectifs pour toutes sortes de dommages, comme les fumeurs ou les travailleurs de l’amiante l’ont fait, une fois bien irrémédiablement touchés, qu’on devra commencer à se poser des questions et à changer.

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Longtemps on s’est inquiété de l’effet des ondes des téléphones portables sur la santé, mais aucune étude n’a jamais permis de déclarer formellement que l’utilisation du cellulaire pouvait nous rendre malades de cette façon. On peut continuer d’avoir des doutes, mais on attend la science.

En revanche, ce qui commence à créer un consensus chez les chercheurs, notamment les pédopsychologues et les spécialistes des dépendances, c’est que les téléphones intelligents affectent le développement des enfants. Une spécialiste britannique, citée par le quotidien britannique The Independent, nous a même secoués de notre torpeur de parents, l’été dernier, en comparant ces téléphones à de l’alcool ou de la cocaïne. Aïe !

Même constat dans un article paru en décembre dans la revue Clinical Psychological Science, relatant une recherche auprès de plus d’un demi-million d’adolescents américains suivis pendant cinq ans. Les chercheurs, dirigés par la professeure de psychologie Jean Twenge, de l’Université San Diego State, ont en effet découvert que les enfants qui utilisent un téléphone intelligent pendant trois heures ou plus par jour ont 33 % plus de risques de se sentir désemparés et d’avoir des pensées suicidaires. Et la statistique monte à 50 % chez ceux qui utilisent leur téléphone plus de cinq heures par jour.

La simple utilisation d’un réseau social de façon quotidienne est associée à une hausse de 13 % des symptômes dépressifs.

Et les enfants ont des téléphones de plus en plus jeunes.

Selon un sondage de la firme de recherche de Boston Influence Central, les jeunes Américains reçoivent, en moyenne, leur premier téléphone à l’âge de 10,3 ans. Et toujours selon la même recherche, près du tiers des parents dont les enfants ont un téléphone intelligent reçoivent des textos de leurs rejetons alors qu’ils sont dans la même maison ! En outre, la moitié des enfants ont un compte sur un réseau social à l’âge de 12 ans. Et 11 % avant l’âge de 10 ans…

Inquiétant ?

Oui.

Et pourtant, c’est un grand tabou.

Là, les investisseurs d’Apple ont pris le micro. Mais n’importe quel parent inquiet vous le dira : les fabricants et les vendeurs de technologie ont gagné la bataille sur le terrain. Nos craintes, lorsqu’elles s’expriment, font de nous, quasi automatiquement, des ringards grincheux anti-techno. Comme s’il n’y avait pas de différence entre embrasser la modernité aveuglément et l’approcher avec un prudent enthousiasme.

Pourtant, on connaît tous des adultes qui ne sont plus ados depuis longtemps et qui ont des difficultés avec la techno, que ce soit des déprimés des réseaux sociaux ou les irresponsables texteurs au volant.

Comment ne pas voir les dangers pour nos enfants ? De l’anxiété aiguë de perdre ledit téléphone à l’intimidation grave en ligne, en passant par les coupures sociales créées par ces appareils, les dangers sont innombrables. Et là, on ne parle même pas de toute l’information qu’ils envoient dans le grand cyberespace, sur leur vie, leurs choix. Chaque clic, chaque « like » aura une valeur dès demain, en fait dès aujourd’hui, puisque les données sont les matières premières de la prochaine économie de l’intelligence artificielle. Peut-on vraiment laisser nos enfants s’inscrire dans tout cela alors qu’ils sont totalement inconscients de tous ces enjeux ?

Merci aux investisseurs d’Apple d’ouvrir la boîte de Pandore. Et de demander plus de mesures techniques, pratiques, pour permettre aux parents d’aider les enfants à se servir juste suffisamment et intelligemment de leurs appareils.

On se doute que ce n’est pas uniquement par grandeur d’âme que les gens d’affaires de Silicon Valley se réveillent. Qu’ils ont peur des conséquences à long terme sur les entreprises. Et s’ils ont peur, c’est parce qu’il y a de réelles raisons de s’en faire.

Réveillons-nous, nous aussi.

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