Intelligence artificielle

La nouvelle frontière

Derrière ces parois lisses, un monstre de calcul. Certaines machines savent déjà raisonner, apprendre, reconnaître un visage… comme un être humain. Et plus elles intègrent de données, plus elles progressent. Les géants américains et chinois du web sont les seuls à pouvoir collecter les milliards d’informations que les internautes livrent à leur insu. D’où leur bataille acharnée pour devenir le champion de l’intelligence artificielle (IA). Des spécialistes s’en inquiètent et réclament des lois, comme Elon Musk, patron de Tesla et de SpaceX.

Intelligence artificielle

Bataille au sommet

Mark Zuckerberg avait préparé son attaque. En juillet dernier, le patron de Facebook organise un « chat » depuis le jardin de sa maison de Palo Alto. On le voit retourner des grillades sur son barbecue, tout en répondant aux internautes. Enfin, arrive « la » question. Celle sur l’IA, l’intelligence artificielle. 

Depuis quelques mois, le battage médiatique est orchestré par Elon Musk. Il veut alerter sur les dangers d’une technologie qui pourrait échapper à tout contrôle. « Je ne comprends pas ces gens qui imaginent des scénarios catastrophe, Ce sont des propos irresponsables », lâche Zuckerberg. Le lendemain, Elon Musk réplique par un Tweet cinglant : « J’ai parlé avec Mark. Sa compréhension du sujet est limitée. » Fermez le ban.

Si Elon Musk sonne le tocsin, c’est certainement au regard du défi posé à l’humanité tout entière par cette « IA ». Mais aussi parce qu’il n’a pas envie de devenir un employé de Mark Zuckerberg. Pour faire simple, l’IA se nourrit de deux choses : la puissance de calcul et une montagne de données, « data » en langage international. Or, qui de Tesla ou de Facebook possède les calculateurs les plus gigantesques et la masse d’informations la plus importante ? Facebook a 2 milliards d’utilisateurs… Et Elon Musk l’a bien compris. 

Demain, les voitures autonomes et les fusées seront commandées par l’IA. Si elle est produite par Facebook, Google ou Amazon (ceux, avec Apple, qu’on appelle les Gafa), Elon Musk, comme nous tous, passerait peu ou prou sous leur contrôle. La guerre de l’IA a commencé. Ce n’est pas seulement une bataille entre entrepreneurs milliardaires, mais une « guerre algorithmique » pour une maîtrise du monde, entre deux superpuissances : la Chine et les États-Unis.

Robert O. Work, un des rares responsables du Pentagone à avoir survécu à la prise de pouvoir par Trump, se rappelait dans le New York Times d’une discussion avec les plus brillants ingénieurs de l’armée américaine, ceux qu’il appelle « mes petits gars de l’IA » : « Alors, c’est vous les types les plus forts en intelligence artificielle, n’est-ce pas ? – Non, monsieur. Les plus forts sont chez Facebook ou Google. Et en Chine. »

Le pays de l’oncle Sam vacille dans un secteur dont il avait le leadership depuis un siècle : la haute technologie. De la finance à la communication en passant par le militaire, les États-Unis donnaient le ton. Avec l’irruption de l’intelligence artificielle, les cartes sont rebattues.

Et les Chinois l’ont compris. On saisit mieux pourquoi Facebook, Google ou Apple ont eu tant de mal à s’implanter sur leur marché intérieur. C’était pour des raisons moins politiques qu’économiques. Ils voulaient laisser le temps à leurs mastodontes de se développer et de créer leurs propres données, ce carburant indispensable. C’est désormais chose faite. Non seulement le calculateur le plus puissant de la planète est chinois mais, en face des Gafa, sont nés les BATX, Baidu Alibaba, Tencent et Xiaomi. Vous ne les connaissez pas, et la plupart des Américains non plus. C’est bien le problème.

Quand les Américains ont été dépassés par Tianhe, le supercalculateur chinois, pris de panique, ils ont interdit l’exportation des puces électroniques. Las, deux ans plus tard, les Chinois présentaient leur nouveau modèle, le Tianhe-2, plus performant. Mais, cette fois, construit avec du matériel chinois. Puces comprises.

Moment « Spoutnik »

Comme les Américains face aux Russes pendant la conquête spatiale, les Chinois ont eu leur « moment Spoutnik ». L’instant où ils ont réalisé que le camp d’en face possédait une technologie bien plus avancée. C’était en 2016, lorsqu’une intelligence artificielle a pour la première fois battu le champion du monde de go, un jeu inventé par les Chinois. Un tel exploit signifiait que tous les possibles étaient désormais probables. Et que l’avenir se niche dans les lignes de code des algorithmes. La Chine a donc décidé d’y consacrer d’immenses ressources. 

Ce qui inquiète les États-Unis, c’est que la Chine possède, à terme, plus d’avantages qu’eux. Elle a la puissance de calcul, elle a aussi les datas. Hier, les algorithmes supérieurs dépendaient des meilleures lignes de code. Le pays qui avait les ingénieurs les plus doués faisait la course en tête. Les choses étaient simples. Si un petit codeur de génie apparaissait en Chine, il suffisait de lui proposer un pont d’or pour l’attirer en Amérique. Et la question était réglée. Aujourd’hui, avec l’IA et la technique du « machine learning », l’algorithme apprend lui-même, sur la base de millions d’exemples. Plus il ingurgite, meilleur il devient. 

Or, la Chine est une gigantesque cascade de données. En une seule journée, cette nation de 1,3 milliard d’habitants (dont 750 millions connectés à l’internet, soit le double des États-Unis) en produit plus que presque tous les autres pays réunis ! Sans compter la force d’un régime qui ne se préoccupe ni des lois sur les libertés individuelles, ni de régulations sur les expérimentations en tout genre. En juillet, la Chine a affiché ses objectifs et ils ne rassurent pas l’Amérique. Elle a décidé d’être au niveau des meilleurs pour 2020. En 2025, l’intelligence artificielle sera la force première de toute son industrie. Et, en 2030, le pays devra être « le leader mondial de l’IA ».

Les conséquences seront gigantesques. Car l’IA s’applique dans tous les domaines. De l’éducation à la santé en passant par le commerce, la finance et tous les espaces stratégiques. Déjà, certains chiffres sont éloquents. En 2017, un rapport de la Maison-Blanche soulignait que l’ensemble des publications scientifiques chinoises consacrées à l’intelligence artificielle dépassait la somme de celles générées par les États-Unis. 

Mieux encore, dans un concours sur la reconnaissance faciale, un algorithme chinois a décroché les trois premières places devant Google, Microsoft et Facebook… Comme l’expliquait récemment James Lewis, du Center for Strategic and International Studies : « Ils ont tout en main, et un carnet de chèques avec lequel on ne peut pas rivaliser. On investit des millions, ils mettent des milliards. On ne peut pas gagner avec un tel écart. Même s’ils n’étaient qu’à moitié efficaces, le rapport resterait de 500 à 1. » De cette guerre, Trump ferait bien de se préoccuper. Comme le dit Elon Musk : « L’intelligence artificielle est plus dangereuse que la Corée du Nord. » 

Intelligence artificielle

Un raz-de-marée technologique

Contrairement à la révolution industrielle, aucun domaine n’échappe à ce tsunami : enseignement, diagnostic médical, droit… L’intelligence artificielle peut créer des images de synthèse d'individus et même produire des « œuvres » dans le style d’un artiste. Elle est aussi déjà au service de la sécurité des États. En Chine, il suffit de marcher dans la rue pour être une cible : 176 millions de caméras intelligentes couvrent déjà le pays. Dotées d’une reconnaissance faciale, elles suivent les mouvements suspects. Et affichent les données personnelles des piétons et automobilistes : identité, adresse, casier judiciaire ou engagements politiques. Et tant pis pour les libertés individuelles. 

Intelligence artificielle

« L’Europe est en train de perdre la bataille »

Entrevue le fondateur de Doctissimo, le Dr Laurent Alexandre, considéré comme le « gourou » de l’intelligence artificielle

Paris Match : En quoi l’irruption de l’intelligence artificielle vous fait-elle dire que “le XXIe siècle sera une période d’accélération technologique qui laissera l’humanité clouée sur son siège” ?

Dr Laurent Alexandre : Avec l’IA, tout se précipite. La redistribution des cartes technologiques, économiques et donc géopolitiques est brutale. Après les Gafa [Google, Amazon, Facebook, Apple], le BATX, son équivalent chinois [Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi]. Le Tencent, équivalent chinois de Facebook, est déjà la cinquième plus grande entreprise au monde. Cinq cents milliards de dollars de valeur. Et beaucoup de ces inventions sont transgressives. Au XXe siècle, il y a eu beaucoup de drames, mais on n’a pas changé l’homme. Ça va arriver pour la première fois.

Pourquoi l’IA « explose »-t-elle si soudainement ?

En 1938, l’ordinateur Z1 réalisait une opération par seconde. Bientôt [en 2020], un calculateur Exoscale réalisera 1 milliard de milliards d’opérations à la seconde ! À cela, s’ajoute le flot de données qui va nous submerger et encore faire progresser l’IA. En 2020, nous produirons 1 000 milliards de milliards de données chaque semaine. Or, pour éduquer l’IA, il faut des millions d’exemples. Un bébé reconnaît une girafe quand il en a vu trois. L’IA a besoin d’en voir des millions. La prime va à ceux qui contrôlent nos portables dans lesquels nous mettons, jour et nuit, des monceaux d’informations. L’Europe n’a pas vu venir ce problème. Résultat : elle n’a pas, aujourd’hui, les moyens d’éduquer de l’intelligence artificielle. On a beau avoir les meilleurs mathématiciens du monde, ils sont à l’IA ce que la peau de bête est à Louis Vuitton.

L’intelligence artificielle sera-t-elle l’arme absolue du XXIe siècle ?

Poutine en a pris conscience. Il vient de déclarer que “celui qui contrôlera l’AI sera le maître du monde de demain”. Aujourd’hui, entre, d’un côté, l’armée américaine, Washington et les Gafa, et, de l’autre, Pékin, l’armée du parti et les BATX, il n’y a rien. L’IA s’invente sur les rives du Pacifique.

Quand une nouvelle technologie apparaît, les États-Unis en font un business, les Chinois la copient et l’Europe la régule.

On a une régulation idiote. Une guerre technologique, ça se mène autrement. J’entends parler en Europe de respecter l’égalité hommes-femmes chez les développeurs. Comme si, en 1938, on avait légiféré pour que les avions soient fabriqués à parts égales entre hommes et femmes… Blablacar ou Criteo, ces petites start-up françaises sympas qu’on aime bien, valent 1 milliard. Apple, c’est 1 000 milliards ! Si l’on entrave les données pour des considérations éthiques pinailleuses, on freine le développement de l’IA en Europe.

Comment l’IA va-t-elle toucher la base même du développement humain, à savoir l’éducation ?

La rapidité d’apprentissage de l’IA est multipliée par 100 chaque année. Dupliquer une IA prend un millième de seconde. Il faudra utiliser des technologies pour augmenter les capacités intellectuelles, cognitives et de mémorisation, et éviter que les gens moins doués ne soient abandonnés. Cela pose des problèmes éthiques, moraux et philosophiques. Et, dans trente ans, il sera difficile à l’Europe d’interdire aux parents de prendre l’avion pour emmener leur gamin en Chine se faire implanter une puce lui conférant un QI supérieur de 30  % à la moyenne.

Hormis les implants neuronaux, que peut apporter l’IA dans le domaine de l’éducation ?

Une personnalisation de l’enseignement. Grace à un algorithme qui comprendra pourquoi tel enfant a du mal à apprendre les mathématiques, pourquoi tel autre est en retard en français. Or, qui aujourd’hui connaît le mieux nos cerveaux ? Les Gafa et les BATX, encore une fois. Et toujours par l’intermédiaire de nos téléphones. Le meilleur logiciel de personnalisation de l’éducation viendra des géants du numérique.

Et dans le domaine médical ?

L’IA est déjà mille fois plus rapide qu’un généticien du cancer. Demain, elle le sera un million de fois ! Google fait d’énormes progrès dans ce secteur. Ils font des études sur des centaines de milliers de malades, quand le Pr “Duchemin” à Cochin en fait sur 28 cas de sclérose en plaques ou 50 leucémies. Un radiologue peut distinguer 13 nuances de gris. Une IA, des millions. Pour faire un logiciel de personnalisation de la santé ou de l’éducation, il faut entre 500 et 600 millions d’utilisateurs. L’Europe est en train de perdre la bataille dans ces deux secteurs clés. Or, il y a tout juste dix ans, on était leaders dans ce domaine et Nokia avait 55  % du marché mondial.

Elon Musk a créé Neuralink, dans l’espoir d’inventer une puce permettant d’« augmenter » les capacités de notre cerveau. On parle de quelle échéance dans le temps, selon vous ?

Mark Zuckerberg veut faire la même chose, de manière non invasive, avec des casques télépathiques qui sortiront en 2019… Ces techniques visent à permettre à nos cerveaux de mieux se développer, d’avoir plus de mémoire. Musk a dit qu’il allait commencer par les malades frappés par l'Alzheimer. Et, selon les résultats, on ira vers les bien portants, jusqu’aux enfants. On parle de 2050. En revanche, les premiers tests sur les patients se feront dans les cinq ans. Mais déjà certains épileptiques graves sont pourvus d’implants intracérébraux. Or, que constate-t-on ? Qu’en manipulant des fréquences, on augmente leur mémoire de 30 %. Après-demain, ce sera peut-être 70 %, puis 300 %, et la question se pose : faudra-t-il laisser un « augmenté », dopé neurologiquement, passer les concours des grandes écoles ? La stimulation neuronale par l’IA permettrait de faire passer la moyenne du QI de 100 à 125. Qui va s’en priver ? Quand Elon Musk a parlé de réguler l’IA, Sergey Brin a répliqué  : « Il veut m’empêcher d’être immortel ! » Et ils se sont fâchés pendant un an. Tout comme avec Mark Zuckerberg. Les Gafa ne veulent pas d’une agence gouvernementale qui ralentirait les progrès de l’IA.

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