théâtre critique

Contempler le gouffre

Texte et mise en scène d’Alexia Bürger
Au Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 5 mai
Trois étoiles et demie

La pièce d’Alexia Bürger, Les Hardings, clôt de façon magistrale la saison dans la grande salle du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui.

La pièce d’Alexia Bürger nous présente trois Thomas Harding : le cheminot québécois déclaré non coupable de la tragédie de Lac-Mégantic, un auteur britannique happé lui aussi par un drame personnel et un assureur américain, élément rationnel de la pièce par rapport aux deux autres écorchés.

La maestria de la dramaturge et metteure en scène s’exerce en installant solidement son récit sur la vie du Québécois, en l’appuyant en parallèle sur la voie du Britannique, puis en nous faisant parfois dévier judicieusement du rail de ces tragédies inexorables par des interventions de l’Américain.

Très bien écrit et construit, le texte commence à rouler lentement, comme une locomotive, puis, de plus en plus vite. Il entremêle les dialogues et les trialogues, entre le léger et le grave, la réalité des personnages et celle, en prise directe, des acteurs.

On comprend qu’avec ce trio, Alexia Bürger peut, à la fois dans son texte et sa mise en scène, se pencher sur l’innommable sans que l’effet nous soit insupportable. La musique et les chansons vieillottes, empreintes d’un certain romantisme ferroviaire, agissent de même.

Au bord du gouffre

Les Hardings pose la question délicate de l’erreur et de la responsabilité humaines lors de tragédies. Empruntant aux stratégies du théâtre documentaire, la pièce ancre ce débat sociologique sans rien oublier, surtout pas la sacro-sainte religion des profits et de son équation mystique des coûts-bénéfices.

« La vie a un prix », lance froidement l’assureur américain. Cela ne rejoint ou ne console en rien le Harding québécois et le Harding britannique. Leur trouble est moral, profond, sans retour. Il les confine à l’isolement au bord d’un gouffre. L’un d’eux exprimera ce que sera, à jamais, ce fardeau : « me racheter pour le fait d’exister ».

La magnifique scénographie de Simon Guilbeault est en adéquation avec ce constat. Encerclée par des parois imitant l’intérieur d’un wagon-citerne et portée par des rails se perdant dans une perspective infinie, la scène est droite et froide comme une douleur aiguë.

Pour interpréter ce triangle d’âmes perdues, Alexia Bürger dirige trois acteurs magnifiques : Martin Drainville, que l’on voit trop peu sur scène en saison, Bruno Marcil, touchant quand il nous livre les prénoms des 47 victimes de Lac-Mégantic, et Patrice Dubois, parfait en papa préoccupé qui devient préoccupant.

Bémols : il nous aurait paru encore plus pertinent de laisser peu à peu disparaître les éléments comiques de la pièce à mesure que le drame s’épaissit. Comme si on avait eu peur de remuer davantage des blessures malaisantes. Pour les mêmes raisons, la scène de l’assureur avec son médecin de famille nous est apparue superflue.

Les Hardings aurait pu devenir l’exercice de style d’une brillante élève, une tragédie à saveur de guimauve ou encore une tragi-comédie mal équilibrée, mais Alexia Bürger évite intelligemment, la plupart du temps, ces pièges pernicieux. Ce qui démontre hors de tout doute sa grande adresse et son increvable créativité.

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