Chronique

Un bébé et cinq Syriens

On pourrait dire que tout a commencé avec cette photo d’un enfant syrien échoué sur une plage. Mais en vérité, aussi étrange que cela puisse paraître, cette belle histoire, qui se termine avec un bébé et cinq Syriens adoptés, a vraiment commencé avec un commentaire navrant d’Éric Duhaime, le 8 septembre 2015.

« On a tous été émus aux larmes de voir l’image du petit Aylan, 3 ans, réfugié syrien mort échoué sur une plage turque », écrivait le commentateur sur sa page Facebook, quelques jours après la publication de la photo. « Passer de cette émotion à une volonté politique d’ouvrir nos portes à des milliers de réfugiés en terre québécoise, il y a un gigantesque pas à ne pas franchir », poursuivait-il, arguments fallacieux à l’appui. Ils seront au chômage. Ils coûteront trop cher. Ils ne parlent pas français. On en fait déjà assez. Au lieu de les accueillir, aidons-les plutôt à rétablir la sécurité chez eux…

J’entends et je lis toutes les semaines ce genre de commentaires trumpistes. Des messages de fermeture qui perpétuent des mythes et font fi d’un élément fondamental : personne ne devient réfugié par choix ou par caprice. Les réfugiés fuient la guerre, la persécution, la torture… En vertu de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, le Canada et tous les États signataires ont l’obligation de les accueillir. Si ces gens pouvaient rester chez eux sans risquer leur vie, en attendant que les populistes finissent de réciter leur chapelet d’idées reçues, soyez certains qu’ils le feraient.

Les Chabo, des Syriens forcés de fuir le groupe armé État islamique, n’ont pas eu ce luxe. Mais je me réjouis de voir que s’ils vivent aujourd’hui en paix à Montréal, c’est un peu grâce à Éric Duhaime. Son message anti-réfugiés a tant indigné Marc-André Audet qu’il a consolidé son désir de parrainer une famille de réfugiés. Un désir qu’il partageait avec son amoureuse, la réalisatrice Eza Paventi, depuis qu’ils avaient vu, quelques jours plus tôt, la photo crève-cœur de cet enfant échoué sur une plage. Cet enfant qui leur faisait tant penser à leur fils Philémon… En voyant la photo, ils ont voulu transformer leur sentiment d’impuissance en geste à leur portée.

Un an après avoir accueilli les Chabo, Marc-André Audet et Eza Paventi sont fiers d’avoir prouvé à tous les Éric Duhaime de ce monde qu’ils avaient tort. Fiers d’avoir combattu la xénophobie par l’ouverture. 

Fiers de voir qu’un an seulement après leur arrivée, les cinq membres de la famille Chabo se sont bien intégrés à la société, parlent français, étudient, travaillent et poursuivent leurs efforts pour rebâtir leur vie ici. Et convaincus que les Chabo sont un enrichissement pour le Québec.

Pour mener à bien leur projet de parrainage, les Audet-Paventi ont pu compter sur le soutien précieux du frère de Marc-André, François Audet, directeur de l’Observatoire canadien sur les crises et l’aide humanitaire, ainsi que de sa conjointe Louise D’Aoust. Dimanche dernier, les deux familles ont fêté le premier anniversaire de ce qu’Eza appelle « le plus gros blind date » de leur vie. Une année épique, aussi belle qu’exigeante, marquée par la naissance d’un bébé-surprise chez les Audet-Paventi. « On a eu un bébé. Et on a adopté cinq Syriens ! », résume Eza, en riant.

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La belle histoire des Audet-Paventi est racontée dans l’émouvant documentaire D’une mer à l’autre, qui sera présenté à Télé-Québec, lundi soir, à 21 h. Au départ, par pudeur, Eza n’avait pas prévu en tirer un film – c’est un producteur qui l’a convaincue de le faire. Elle n’avait pas non plus prévu tomber enceinte et accoucher avant la fin du tournage, ni se retrouver à l’hôpital avec son bébé la veille d’un déménagement. Et elle a été émue de voir que les Chabo, à qui elle a ouvert ses bras, ont à leur tour été là pour sa famille quand elle en a eu besoin.

À l’heure où la question du vivre-ensemble est sans cesse débattue, elle aimerait que cette histoire serve de tremplin à une réflexion sur le rôle que nous avons tous à jouer, à titre de simples citoyens, pour favoriser l’intégration des gens qui déposent leurs espoirs chez nous. « S’il y a quelque chose que j’aimerais que les gens retiennent, c’est qu’en tant que Québécois, on peut tous jouer un petit rôle. » Si parrainer de nouveaux réfugiés est impossible en ce moment – Québec a suspendu les nouvelles demandes de parrainage privé jusqu’à la fin de 2017 –, d’autres gestes (bénévolat auprès de réfugiés, aide aux devoirs, etc.) peuvent être faits, rappelle-t-elle. Les citoyens n’ont peut-être pas de pouvoir politique ou militaire. Mais ils ont le pouvoir de faire preuve d’humanisme.

Être parrain, c’est formidable. Mais c’est aussi difficile. Et il n’était pas question pour Eza d’occulter cette réalité en présentant une version hollywoodienne de son histoire. 

En s’engageant dans un projet de parrainage, la famille n’avait pas imaginé à quel point ce serait exigeant d’accueillir des gens qui ne connaissent personne à Montréal. Faire le deuil de sa vie et en reconstruire une autre dans un pays inconnu, c’est long, c’est dur. Les tâches de parrains s’ajoutent aux exigences d’une vie professionnelle et familiale déjà bien remplie. Après le premier mois, Eza et Marc-André se sentaient comme les jeunes parents d’un nouveau-né. Heureux mais épuisés.

Un an plus tard, ils ne regrettent rien. « C’était plus que ce qu’on espérait », dit Eza, qui est très admirative devant la résilience des Chabo. Entre eux, une amitié profonde est née. En principe, le parrainage dure un an. Dans les faits, les Chabo et les Audet-Paventi sont unis pour la vie.

Pour Eza, petite-fille d’un exilé italien qui a lui-même fui les ravages de la guerre, l’histoire a une résonance toute particulière. C’est comme un clin d’œil à son grand-père Vincenzo, deux générations plus tard, au moment où on assiste à la pire crise humanitaire depuis la Seconde Guerre mondiale. À l’époque, des gens ont été là pour l’épauler. Aujourd’hui, c’est sa petite-fille qui tend la main.

Cette histoire, qui n’est pas unique, est celle d’une société capable, envers et contre tous, de combattre la peur par l’ouverture et le repli par l’humanisme. C’est la métaphore du Québec dans lequel Eza souhaite voir ses enfants grandir. Ce Québec ouvert dans lequel je souhaite aussi voir mes enfants grandir.

D’une mer à l’autre – diffusion le lundi 27 février à 21 h, en rediffusion le vendredi 3 mars à 13 h et le dimanche 5 mars à 20 h

Réalisatrice : Eza Paventi

Producteur : Jean-Philippe Massicotte

Production : E2F Film 1 inc. - Québec, 2016 (Esperamos)

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