ÉDUCATION

Parler en gestionnaire… à nos enfants !

La performance ne teinte pas que la sphère professionnelle, mais aussi la famille. Et si, au lieu de gérer l'agenda des petits comme celui d'un PDG, on mettait le plaisir de l'avant ?

Prenez quelques instants pour observer ces expressions employées par des parents : « réussir son accouchement… », « optimiser le week-end ! », « gérer ou superviser les devoirs », « être un enfant compétent », « un avant-midi efficace », « investir dans les cours parascolaires », « la job de parent », « maximiser le retour à la maison », « planifier les horaires des cours », « aider l’enfant à performer à l’école », etc. Le vocabulaire utilisé par les parents ressemble à celui qu’on retrouve… au boulot. Objectif commun sous-jacent ? La performance, bien sûr !

Eh oui, le langage relié au monde du travail contamine la sphère familiale. En 2011, Valérie Besner, alors étudiante à la maîtrise en sociologie à l’Université de Montréal, a constaté qu’il y avait une juxtaposition entre le discours du travail et celui de l’éducation. Ses observations n’étonnent pas vraiment.

La pression de la société de performance a atteint non seulement toutes les dimensions de la vie adulte, mais elle touche désormais aussi le monde des enfants. Grâce à leurs parents – ou plutôt à cause d’eux !

Dans son mémoire, Valérie Besner évoque le fait que les parents sont jugés et se jugent sévèrement parce que l’obligation de performance s’infiltre dans les tissus mêmes du cocon familial. Plus encore : toute difficulté ou différence concernant un de leurs enfants est souvent considérée par les parents comme un échec qui leur est directement attribuable. La pression est énorme.

MAXIMISER LE POTENTIEL

La surcharge de l’agenda, la pression de performance et le surinvestissement parental partent pourtant d’une bonne intention des parents, soit de transmettre des valeurs souvent proches de celles véhiculées dans la culture de l’entreprise : l’effort, l’efficacité, le don de soi et la vaillance. Et puisqu’il faut « réussir l’éducation de son enfant », les parents se sont mis à utiliser des termes empruntés au monde du travail pour décrire leurs journées, leurs défis et leur quotidien.

Faut-il s’en étonner quand on entend partout que pour être parent, il faut être productif, efficace, organisé, habile planificateur et gestionnaire multitâche ? Et que le discours ambiant dans la société les incite à stimuler leurs petits dès leur plus jeune âge pour maximiser leur plein potentiel. S’en suivent les inscriptions à différents cours, les agendas ultra-remplis, l’obsession pour les jeux éducatifs et la pression de la performance, toujours. Tout le temps.

LE TEMPS QUI PRESSE ET QUI STRESSE

Qui dit performance dit aussi gestion du temps. Le grand défi des parents ! Christine Lemaire, auteure des livres La surchauffe de nos agendas et À contretemps, estime que le problème n’est pas que les parents manquent de temps ni qu’ils le gèrent mal, mais plutôt qu’ils le perçoivent faussement.

« Le temps, on doit le voir à travers différentes lunettes. Quand on l’observe avec des lunettes de gestionnaire, on le considère comme une ressource rare qu’on ne doit pas gaspiller. Évidemment, dans certains contextes de la vie de parents, il faut être performant. Toutefois, on est souvent rendu à penser qu’on doit agir ainsi dans tous les secteurs de notre vie. »

« Finalement, le problème est qu’on est toujours en train de gérer le temps au lieu de le vivre. » — Christine Lemaire

Prendre une distance par rapport aux obligations de la vie moderne et choisir de profiter du temps autrement n’est pas inné. « Il faut changer de lunettes pour habiter le temps et le voir autrement », lance Christine Lemaire. Prendre les lunettes du cœur ou du plaisir est une tâche difficile, selon la spécialiste, car les parents se sentent meilleurs et plus à l’aise quand ils le gèrent. « Normal, on est bon en gestion, pour contrôler et organiser. On n’a qu’à remarquer comment parfois on se dit "ah, c’est long !" quand notre enfant grimpe sur un module au parc pendant qu’on le surveille tout près. On est forgé par notre idéologie de performance qui n’est pas en accord avec ce qu’on est en train d’accomplir comme parent », souligne Mme Lemaire.

La valorisation du rôle de parent se mesure beaucoup sur une échelle de performance et d’accomplissements quantifiables. Pourtant, le bonheur et le plaisir devraient tout autant s’infiltrer dans l’éducation. « Il faut avoir le courage de prendre conscience de notre perception du temps et d’y déposer autre chose que de la performance comme du plaisir, de l’émerveillement, etc. », estime Christine Lemaire. Finalement, changer de lunettes… et de vocabulaire !

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