De l’acte de Québec au juge Wagner

Sept questions pour comprendre le droit civil, la common law et la place du Québec à la Cour suprême

Droit civil, common law… On a beaucoup parlé de l’importance d’avoir des juges de tradition civiliste à la Cour suprême du Canada cette semaine, avec la nomination du Québécois Richard Wagner comme juge en chef du pays. Mais pourquoi est-ce important ? Et de quoi parle-t-on, au juste ? Pour aider à s’y retrouver, Jean Leclair, de l’Université de Montréal, spécialiste du droit constitutionnel et de l’histoire du droit, a répondu à quelques questions.

Quelle est la différence entre la common law et le droit civil ?

Le droit civil, c’est la tradition juridique de France, c’est notre héritage juridique français. Tandis que la tradition de common law, c’est la tradition du droit anglais. Au lendemain de la conquête britannique, le droit anglais a été introduit au Québec et, plus tard, dans le reste du Canada. Mais en raison de l’insatisfaction des Canadiens de l’époque (parce que le droit anglais était inconnu pour eux, il était écrit en langue anglaise), ils ont obtenu par l’Acte de Québec la réintroduction du droit de tradition française, mais uniquement pour ce qu’on appelle le droit privé, c’est-à-dire les rapports entre les individus, et des individus entre eux [les contrats, le mariage, les successions et la responsabilité civile, entre autres]. Pour le droit public et administratif [dont le droit criminel et constitutionnel], on demeure une province de common law. Donc on a une province de droit mixte.

Sommes-nous les seuls avec un tel système ?

Non, la Louisiane, par exemple, a un Code civil. Pour le reste, elle est régie par le droit anglo-américain de common law. Il y a l’île de Sainte-Lucie, aussi, qui s’est inspirée de notre propre Code. Et il y a d’autres endroits dans le monde où on a cette cohabitation de deux traditions juridiques.

Qu’est-ce qui caractérise les deux approches ?

Ce qui caractérise la tradition de droit civil, c’est que le législateur, donc l’Assemblée législative, est le principal producteur de droit. Le Code civil a été adopté par l’Assemblée nationale. Et le Code, c’est une loi qui est interprétée par les juges. En droit de tradition anglaise, il y a beaucoup de lois : Québec adopte des lois en droit administratif, le fédéral adopte des lois en droit criminel… Mais on laisse encore aujourd’hui aux juges la possibilité de créer du droit à partir d’une situation de fait. Ça, ce n’est pas possible dans la tradition de droit civil. En droit civil, il faut que la loi prévoie quelque chose.

Est-ce qu’il y a une dimension culturelle ?

Ce n’est pas pour rien qu’on définissait la société distincte dans l’accord de Charlottetown comme incluant la tradition de droit civil du Québec. Parce que le droit comporte aussi une importante dimension culturelle. Pour les Anglais, par exemple, les gardiens de la liberté, c’étaient les tribunaux. Notre tradition québécoise de droit public demeure fidèle à cette idée que les tribunaux peuvent produire des normes qui garantissent les droits des citoyens. Tandis que chez les Français, avant la Révolution, les juges qui étaient des parlementaires – on les appelait comme ça – étaient identifiés à l’abus de pouvoir, étaient identifiés à l’aristocratie. C’est pourquoi, quand on a adopté le Code Napoléon en 1804, quand on a déclaré que la loi était l’expression de la volonté générale dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ce qu’on disait, c’est que ce ne sont pas les juges qui protègent les droits et libertés, c’est le législateur. Alors c’est très important sur le plan de la culture d’une nation, la façon dont on conçoit le droit, c’est aussi la façon dont on conçoit la liberté des citoyens.

Alors pourquoi est-ce important d’avoir des juges issus de la tradition civiliste à la Cour suprême du Canada ?

Il y a une dimension symbolique absolument capitale. Symbolique, mais aussi juridique : c’est la Cour suprême qui a dit que la présence des trois juges à la Cour était le fruit d’un compromis historique qui assurait la représentation non seulement de la tradition civile, mais aussi des valeurs sociales du Québec et permettait de garantir une légitimité à la Cour suprême aux yeux des Québécois. Donc il y a un élément de représentation du Québec dans cette institution fédérale fondamentale qui est nécessaire au bon fonctionnement de la fédération. Avec le bijuridisme, ce n’est pas seulement le droit québécois qui se passe en français et qui exige une connaissance de la tradition civile. Les lois fédérales renvoient elles aussi à des concepts de droit civil. Et la langue française, ce n’est pas juste pertinent en droit civil. Il y a aussi toute une réflexion juridique qui se fait en français à propos du droit constitutionnel canadien, qui est un droit de common law. […] Donc ce n’est pas juste une question de confiner les Québécois à un droit privé différent. C’est aussi garantir un accès à tous les juristes québécois qui pensent le droit public canadien de manière différente. Et ils n’ont pas voix au chapitre. C’est ça, l’enjeu.

Est-ce qu’il y a toujours eu une alternance entre le Québec et le reste du pays à la tête de la Cour ?

Il y en a une depuis 1944, et la seule fois où elle n’a pas eu lieu, c’est quand Laskin a été remplacé par Dickson en 1984. La petite histoire, c’est que celui qui devait être nommé, c’est Jean Beetz. Et Beetz avait fait un arrêt cardiaque deux ans avant. Alors ça ne l’intéressait pas et de toute façon, ce n’était pas dans son tempérament, et les deux autres juges, dont le juge Lamer, étaient trop jeunes. […] Donc, finalement, devant l’impossibilité de nommer un juge québécois, Trudeau a nommé Dickson.

Dans ce contexte, que représente la nomination de Richard Wagner comme juge en chef cette semaine ?

Ça reconfirme que la représentation de la spécificité québécoise dans l’institution fédérale qu’est la Cour suprême demeure une priorité pour le gouvernement fédéral et ça peut renforcer la légitimité de la Cour aux yeux des Québécois.

Le professeur Leclair enseigne le droit constitutionnel, le droit autochtone, le fédéralisme et l’histoire du droit à l’Université de Montréal. Ses propos ont été abrégés aux fins de publication.

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