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Le gouvernement Legault comptait sur Ottawa pour lui redonner le pouvoir d'imposer des conditions aux immigrants arrivant sur son territoire. La réponse du fédéral n’a pas tardé. Pendant ce temps, des immigrants dont le dossier a été écarté par Québec nagent en plein cauchemar.

18 000 dossiers d’immigration écartés

Des rêves brisés

« Si la loi est adoptée, je recommence à zéro. » C’est le constat d’échec que dresse Fernanda Pérez Gay Juárez, neuroscientifique installée à Montréal depuis cinq ans. 

La jeune femme de 30 ans a appris jeudi par courriel que sa demande d’immigration, présentée en janvier 2018, était maintenant considérée comme caduque par le gouvernement de la CAQ.

Quelque 18 000 dossiers ont été écartés par Québec, qui souhaite revoir le processus de sélection des immigrants afin de mieux l’arrimer aux besoins du marché du travail.

Auparavant médecin au Mexique, Fernanda devrait faire reconnaître ses équivalences d’ici la fin 2019. « Mais pour pratiquer la médecine, il faut être résident permanent », explique-t-elle dans son bureau de l’UQAM, où elle est stagiaire postdoctorale et coordonnatrice d’un laboratoire. Elle est également assistante de recherche à McGill dans un projet sur le développement cognitif et le bilinguisme.

En couple depuis quatre ans avec un résident permanent originaire d’Espagne, elle se voyait habiter longtemps dans la métropole, ville sûre dont elle vante l’ouverture, la curiosité et le féminisme de ses habitants.

Le coût d’une demande

Bien avant de transmettre une demande, les candidats au Certificat de sélection du Québec (CSQ) pour travailleurs qualifiés doivent épargner des sommes importantes pour pouvoir être sélectionnés. 

Louyame, originaire d’Algérie, a renoncé à acquérir un appartement dans son pays. « Il me fallait disposer des fonds nécessaires pour assurer mon autonomie financière comme je m’y étais engagée », affirme la femme de 35 ans.

Craignant de ne pouvoir obtenir d’équivalences au Québec, Louyame a aussi renoncé à terminer sa thèse de doctorat en sciences économiques. En entrevue depuis Alger, elle se dit plongée en plein « cauchemar ».

Yazid, comptable lui aussi originaire d’Algérie, et sa femme, vétérinaire, ont mis cinq mois à réunir l’argent nécessaire à l’enregistrement de la demande familiale. Un montant qui a dû être bonifié après la venue de leur troisième enfant, né après le dépôt des documents, en 2016.

« Je ne peux pas dire à mes enfants que le Québec était un rêve et que c'est fini. » — Yazid

Les frais de la demande d’Ismail, Marocain, s’élèvent à plus de 1000 $, soit huit mois de travail. Il est ingénieur de formation, mais doit plutôt travailler comme enseignant auprès de jeunes.

En conférence de presse, jeudi, le ministre Simon Jolin-Barrette a indiqué qu'une somme de 19 millions sera dégagée pour rembourser les personnes dont les dossiers ne seront pas traités.

Mais il n’y a pas que l’argent. Le passage du temps transforme la nature de l’engagement. « Mes trois ans d’attente valent des milliers de dollars, mais ce qui me fait peur, c’est la façon dont on nous a traités », affirme Fares, Algérien de 39 ans et avocat de formation.

Comparer les systèmes

Ismail doute que le nouveau système soit différent. « Nous, on paye la faute des autres », critique-t-il en parlant d’une défaillance dans le rythme de traitement des demandes. Les dossiers les plus anciens dateraient de 2005. « J’ai perdu tout mon temps à attendre. C’est une fausse promesse, je me sens trahi », martèle Fares.

« Si ça n’a pas fonctionné sous la bannière Projet Québec, pourquoi est-ce que [le portail] Arrima fonctionnerait ? », questionne Ludovic, ébéniste français qui attend depuis plus d’un an son certificat de sélection du Québec.

Quelle sera la suite ?

Plusieurs des personnes rencontrées recommenceront les démarches, non sans amertume. « Je regrette le jour où j’ai ouvert le portail d’Immigration Québec », dit Fares, les larmes aux yeux.

Découragée, Louyame n’a aucune idée de ce qu’elle fera. Après 32 mois d’attente pour obtenir son CSQ, Yazid prévoit quant à lui renouveler sa demande.

« Est-ce qu’ils nous considèrent comme des fiches numériques ? On est des personnes de la race humaine », dit Eyatalah, d’origine tunisienne, qui se décrit comme le « dossier D0000000971 ».

Ludovic tentera d’être choisi dans le prochain tirage au sort pour obtenir un permis vacances-travail et ainsi bénéficier de deux ans de grâce, le temps de reformuler une demande.

Fernanda cherchera à obtenir de l’aide d’un conseiller en immigration. Peut-être que si elle épousait son copain, un résident permanent, ça pourrait aider… « Mais je pensais que mes propres mérites étaient suffisants, après cinq ans d’étude ici », dit la doctorante en neurosciences. « Être immigrant, c’est un travail à plein temps, comme un poids supplémentaire toujours sur ton dos », conclut l’universitaire.

Réforme de l’immigration au Québec

Aussitôt demandée, aussitôt refusée par Ottawa

Québec — Il aura fallu moins de 24 heures au gouvernement Legault pour obtenir d’Ottawa une fin de non-recevoir à sa demande d’avoir le pouvoir d’imposer des conditions au statut de résidence permanente accordé aux immigrants qui s’établissent au Québec.

Le refus du gouvernement Trudeau d’accéder à la demande de Québec a été rendu rapidement, dès jeudi soir, aux cabinets du premier ministre François Legault et du ministre Simon Jolin-Barrette.

« Les compétences en matière d’immigration sont clairement définies dans l’Accord Canada-Québec et nous respecterons toujours celles-ci. Plus d’analyse sur le projet de loi 9 est nécessaire, mais de prime abord, nous ne sommes pas favorables à la réintroduction de la résidence permanente conditionnelle », a déclaré hier le ministre fédéral des Affaires intergouvernementales, Dominic LeBlanc.

Un premier pas vers un test des valeurs

Jeudi, à l’Assemblée nationale, le ministre de l’Immigration du gouvernement Legault, Simon Jolin-Barrette, a sévèrement critiqué le gouvernement libéral de Philippe Couillard pour avoir enlevé une disposition qui permettait autrefois au Québec de dicter des conditions à l’attribution par Ottawa de la résidence permanente aux nouveaux arrivants.

Dans son projet de loi déposé jeudi, M. Jolin-Barrette décrète désormais que « lorsque le ministre sélectionne un ressortissant étranger, il peut lui imposer des conditions qui affectent la résidence permanente conférée en vertu de la Loi sur l’immigration [fédérale] afin d’assurer, notamment […] la satisfaction des besoins régionaux ou sectoriels de main-d’œuvre […] ou l’intégration linguistique, sociale ou économique du ressortissant étranger ».

Ces « conditions » pourraient notamment viser les connaissances du français et des valeurs québécoises, testées à l’aide d’un examen, ou bien déterminer les régions où les immigrants s’établissent.

Or, pour ce faire, le gouvernement fédéral de Justin Trudeau devait modifier les règlements de sa propre loi sur l’immigration pour donner à Québec ce pouvoir.

À Ottawa, hier, le ministre fédéral de la Famille, Jean-Yves Duclos, a rappelé que le Canada forme « un seul pays » et que la notion de rendre la résidence permanente conditionnelle « n’existe ni au Québec ni ailleurs au Canada pour l’instant ».

« C’est un enjeu qui nous interpelle, qui interpelle le gouvernement canadien, puis qu’on va devoir discuter et travailler avec le gouvernement du Québec », a-t-il déclaré.

Québec se dit étonné

À Québec, hier, on s’étonnait du refus d’Ottawa de redonner au gouvernement provincial ce pouvoir qui était inclus, a-t-on dit, dans l’accord historique négocié entre les deux ordres de gouvernement pour faire de l’immigration une compétence partagée.

Alors que se tiendront des élections sur la scène fédérale plus tard cette année, le gouvernement Trudeau devra expliquer aux Québécois pourquoi il ne leur permet pas d’évaluer les connaissances des valeurs et du français aux immigrants qui s’établissent au Québec, a-t-on affirmé hier.

Entre-temps, les équipes des deux ministères de l’Immigration – tant du côté d’Ottawa que du côté de Québec – poursuivront ces prochaines semaines des discussions afin de trouver « des pistes d’atterrissage » concernant les autres demandes du gouvernement Legault, notamment en matière des seuils d’immigration.

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