Guerre en Ukraine

Le pistolet de Tchekhov

La célèbre leçon d’Anton Tchekhov aux jeunes dramaturges était la suivante : « Si dans le premier acte vous avez accroché un pistolet au mur, alors dans l’acte suivant il faut tirer. » Au cours des 20 dernières années, Vladimir Poutine, mégalomane profondément paranoïaque qui s’est complètement isolé de son propre peuple, sans parler du reste du monde, a progressivement consacré les richesses considérables de la Russie à la construction d’un État sécurisé globalisateur. Depuis le massacre de l’école de Beslan, en 2004, qui a fourni le prétexte de départ pour justifier cette réorientation, le président russe continue d’accrocher des pistolets aux murs, et ce, au mépris de tout autre projet national.

Cette canalisation restreinte des ressources du pays a entraîné une baisse constante du niveau de vie des citoyens ordinaires qui n’ont pas la chance de travailler au sein de structures gouvernementales, telles que le MVD (ministère des Affaires intérieures, qui comprend des fonctions similaires à celles du FBI), les forces de sécurité (les tristement célèbres siloviki, qui ne sont pas tenus de rendre des comptes et qui comprennent le Service fédéral de sécurité [FSB], le GRU, le FSO et d’autres organisations), l’armée, la police ou les réseaux d’entreprises dirigés par des oligarques ayant des liens avec Poutine.

Un agent du Service fédéral de sécurité peut s’attendre à gagner l’équivalent en roubles de 1100 $ US par mois et un agent de police, de 600 à 700 $ US, en plus d’avantages tels que l’aide au logement, l’enseignement universitaire gratuit pour les membres de la famille ou encore des vacances gratuites ou à prix réduit. Un chirurgien, quant à lui, peut gagner un salaire compris entre 200 et 300 $ US en cumulant plusieurs emplois, tandis qu’un enseignant devra se contenter d’à peine 100 $ US, voire moins. Les salaires des employés de bureau se situent quelque part entre les deux.

De manière générale, tout poste intéressant ne peut être obtenu que par le recours au népotisme, aux réseaux d’influence ou à la corruption.

Un homme possédant les compétences requises peut espérer trouver un emploi de mécanicien d’automobiles ou d’ouvrier en construction. On trouve également des emplois non spécialisés et peu rémunérés dans la restauration, la sécurité privée et la vente au détail. Les propriétaires d’une voiture font souvent office de chauffeurs de taxi non officiels. Certains hommes, incapables de trouver un emploi, tentent de survivre en pariant sur des évènements sportifs, tandis que beaucoup d’autres comptent sur le soutien financier de leur épouse ou de leur compagne, qui gagne un revenu en travaillant dans des salons de beauté ou en exerçant des activités commerciales informelles, comme l’achat et la vente de vêtements, de cosmétiques ou de produits ménagers.

Or, à défaut de disposer des relations nécessaires et d’être prêt à se livrer à des pratiques malhonnêtes, souvent criminelles, il devient de plus en plus difficile, voire impossible, pour le Russe moyen de mener une existence à peu près normale. Le coût de la vie en Russie – en dehors de Moscou et de Saint-Pétersbourg, qui sont des villes de renommée mondiale et où les prix reflètent cette réalité – est légèrement inférieur à celui de l’Occident, mais pas de beaucoup. Et considérant les salaires beaucoup plus élevés dans les villes susmentionnées, la moyenne nationale de 660 $ US par mois devrait être sensiblement revue à la baisse pour la plupart des régions.

Avec l’effondrement du rouble, le coût de la vie augmente, mais pas les salaires. Les pensions couvrent à peine le coût des services publics mensuels. Les prestations d’aide sociale, y compris les primes versées aux professionnels de la santé épuisés en raison de la pandémie de COVID-19, sont détournées en cours de route pour se retrouver entre les mains d’obscurs inconnus, sans jamais parvenir aux personnes dans le besoin. Les services de santé sont constamment réduits, et des hôpitaux ferment sous prétexte de « maximiser l’efficacité ». Poutine prétend constamment « agir dans le respect de la loi », mais le système judiciaire russe est manipulé dans l’unique but de soutenir et de protéger les personnes au pouvoir.

La Russie est une nation prospère. Or, plutôt que d’investir cette richesse dans le développement du pays, ses dirigeants ont choisi de mettre en place un gigantesque appareil de sécurité qui ne sert que les intérêts du président et de son entourage.

L’État russe est une kleptocratie au sens strict du terme, et pendant des années, ses kleptocrates milliardaires ayant pillé le peuple russe ont été accueillis à bras ouverts par les pays occidentaux tels que le Royaume-Uni, les États-Unis et le Canada, trop disposés à fermer les yeux et à accorder des permis de séjour et des passeports sans faire preuve de diligence raisonnable. Parmi ces Russes privilégiés qui bénéficient des filets de sécurité occidentaux, nombreux sont ceux qui ne montrent que du mépris pour leur pays d’accueil dans leurs messages sur les réseaux sociaux en langue russe, faisant l’éloge de Poutine et insistant sur le fait que la vie en Russie est aussi bonne, voire meilleure que dans les pays occidentaux – comme nos contraintes « oppressantes » et « totalitaires » en contexte de pandémie sont censées le démontrer –, allant même jusqu’à dire que la Russie est « plus libre ».

Les citoyens russes ordinaires n’ont pas eu voix au chapitre dans la décision de déclencher une invasion de l’Ukraine : il s’agissait là de l’obsession personnelle de longue date d’un président que la majorité des Russes ne soutiennent pas, mais auquel ils ne peuvent s’opposer librement. Des conscrits adolescents, informés qu’ils étaient envoyés pour participer à des « exercices », sont consternés de se retrouver sur une ligne de front, obligés de combattre des personnes qu’ils n’ont jamais considérées comme des ennemis. Alors que nos dirigeants se morfondent et déplorent le sort des Ukrainiens, ils devraient également réfléchir au rôle qu’ils ont joué en permettant à Poutine et à son entourage de construire cette machine de guerre, qui s’est tout naturellement déchaînée contre la victime la plus proche et la plus commode. Les pistolets ne pouvaient pas rester suspendus indéfiniment, et à présent, on les a décrochés pour toucher des milliers de victimes innocentes.

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