Éditorial : Génétique

En attendant les bébés sur mesure

L’année 2018 a été celle du premier bébé génétiquement modifié. Cette percée vertigineuse s’est faite de la pire des façons : dans le secret, sans validation par les pairs et sans publication dans une revue reconnue, pour un bébé qui n’en avait peut-être même pas besoin.

C’était de la science voyou. Mais elle a au moins un mérite, celui de forcer le débat sur ce que l’humain peut faire avec son génome.

Car notre espèce est sur le point de pouvoir modifier son essence. Or, ce n’est pas parce que c’est faisable que c’est souhaitable…

Récapitulons. En novembre dernier, He Jiankui a présenté le premier bébé génétiquement modifié. Ce chercheur chinois a utilisé la technologie CRISPR-Cas9 pour désactiver un gène des embryons de jumelles, et ainsi les protéger contre le VIH que portait le père. Les embryons ont ensuite été inséminés chez la mère, qui leur a donné naissance.

Partout dans le monde, ce fut un choc.

Il y avait déjà eu des expériences avec CRISPR-Cas9 pour modifier des gènes d’embryons, mais ils n’étaient pas destinés à naître. Il y avait aussi déjà eu des modifications des gènes de cellules dites « somatiques », mais ils n’affectaient que le patient concerné.

M. Jiankui a modifié un gène de cellule « germinale », qui se passe d’une génération à l’autre. C’était donc la première fois que la mutation pouvait toucher non seulement un individu, mais une partie de l’espèce humaine.

Plus de 100 scientifiques chinois ont dénoncé cette intervention opaque et dangereuse pour les jumelles.

Reste qu’il faut faire la distinction entre le chercheur et le procédé. Ce n’est pas parce que M. Jiankui a manqué d’éthique que la modification génétique germinale est en elle-même toujours illégitime.

Ce débat, complexe, se poursuit. Malheureusement, le Canada est en retard.

Depuis 2004, la Loi sur la procréation assistée criminalise les modifications génétiques qui se transmettent à la descendance. Même la recherche est criminelle. Comme l’a souligné un rapport de Génome Québec(1), cette interdiction totale était une erreur. Elle a empêché le débat, en donnant l’illusion que le dossier était réglé. Pourtant, dans le reste du monde, la science a continué de progresser. Cela a mené, en 2012, à la découverte de CRISPR-Cas9 aux États-Unis.

Heureusement, Santé Canada a lancé une consultation en 2016 pour réviser la loi(2). Elle se terminera d’ici quelques semaines.

Dans cette réflexion, il faut se méfier des scénarios cauchemardesques. Trop souvent, les analyses commencent par le même racolage. On rappelle le livre Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley ou le film Bienvenue à Gattaca, puis on met en garde contre ces dystopies.

Or, nous sommes encore loin de concevoir des bébés sur mesure. Un fossé sépare la modification d’un gène, comme pour prévenir la maladie de Huntington, et la création d’une nouvelle race supérieure.

Quoi permettre alors ? Avec les modifications génétiques germinales, trois grandes questions se posent.

– Est-ce intrinsèquement mal de modifier un gène qui se transmettra aux descendants ?

Spontanément, certains répondront oui. Ils ressentiront un malaise à l’idée que la génétique remplace l’œuvre de la nature. Il a fallu plus de 3,5 milliards d’années à l’évolution pour mener jusqu’à nous. Comment ne pas déstabiliser cet équilibre en jouant à Dieu au laboratoire ?

Or, cet équilibre n’a jamais existé.

L’évolution agit plus comme un bricoleur que comme un ingénieur. Les gènes se modifient constamment, sans que cela suive un quelconque plan.

La science ne ferait que diriger ces mutations. Si cela permet de soulager la souffrance, au nom de quoi le refuserait-on ? Après tout, la maladie n’a rien de sacré.

– Si ces modifications sont acceptables, doit-on les permettre seulement pour la recherche, ou aussi pour les soins ?

CRISPR est une technique encore jeune. Elle peut modifier accidentellement des gènes non ciblés, et provoquer un cancer. C’est entre autres à cause de ce danger que l’intervention de He Jiankui a été critiquée.

Voilà pourquoi en novembre dernier, un moratoire a été recommandé lors du Deuxième Sommet international sur l’édition du génome humain.

Mais selon Jennifer Doudna, codécouvreuse de CRISPR-Cas9, il est « presque certain » que la technique deviendra sécuritaire. La pression pour lever le moratoire augmentera.

– Si CRISPR-Cas9 est permis sur des humains, devrait-on le limiter au traitement de maladies graves ? Ou faut-il aussi le permettre pour améliorer le génome ?

C’est ici que la pente devient très glissante.

Il est difficile de définir ce que constitue une maladie grave. L’industrie biomédicale ne cesse de transformer des caractéristiques imparfaites en maladies. Par exemple, ceux qui n’ont pas le gène PCSK9, qui régule le mauvais cholestérol, sont-ils gravement malades ? Ou sont-ils simplement plus à risque de le devenir ?

Une possible solution : limiter le traitement aux maladies contrôlées par un seul gène, pour lesquelles aucun autre traitement n’existe.

Reste que même si on traçait la ligne entre une maladie grave et une simple imperfection, plusieurs questions demeureraient. Les riches sont déjà de façon générale en meilleure santé. Va-t-on creuser cet écart en autorisant un traitement qu’eux seuls pourront se payer ? Comment assurer un accès égal à tous ?

Si on autorise les modifications pour améliorer le génome, ces inégalités risquent de croître encore plus. Il est vrai qu’on est encore très loin de pouvoir créer des bébés intelligents ou athlétiques. Ces traits sont contrôlés par une multitude de gènes qui interagissent. Mais il serait possible de donner un énorme avantage à un bébé en touchant seulement un gène. Par exemple, on sait que le gène DEC2 réduit le besoin de sommeil, ou que le EPOR augmente l’endurance physique(3).

Le courant transhumaniste rêve de ces améliorations. Mais comment les adopter sans créer une humanité à deux vitesses ?

***

Dans La révolution transhumaniste, Luc Ferry argumente de façon convaincante en faveur d’une réglementation. Selon le philosophe, il serait simpliste de prendre position pour ou contre une technologie comme CRISPR-Cas9. Mieux vaut réfléchir à la meilleure façon de l’encadrer, puis s’adapter continuellement en cours de route. C’est ce qu’on souhaite pour le Canada. La première étape serait de légaliser la recherche, puis de débattre de l’encadrement clinique.

Mais le Canada ne pourra pas réfléchir seul de son côté. Les États devront se doter autant que possible de normes communes. Car si un pays permet tout, des chercheurs s’y installeront, et le tourisme médical suivra.

Comme le dit le philosophe Allen Buchanan, l’humanité pourra bientôt guider l’évolution au lieu de la subir. Elle pourra passer de la chance au choix. Mais avec de tels pouvoirs viennent de lourdes responsabilités.

(3) Tel que le rapporte Jennifer Doudna dans son livre A Crack in Creation, publié chez Mariner Books, 2017

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.