Chronique

L’incroyable Michèle Ouimet

J’ai vu Michèle Ouimet partir à la retraite avec un gros pincement au cœur. Je ne m’habitue pas à sa chaise vide, non loin de la mienne. La chaise d’une journaliste d’exception, redoutable et redoutée, batailleuse toujours en quête de vérité.

Je lui ai promis que ce texte ne serait pas une chronique nécrologique. N’empêche que je me sens en deuil, comme tous mes collègues qui ont eu le privilège d’apprendre à ses côtés. Tous les journalistes, jeunes et moins jeunes, qu’elle a encouragés. Toutes les jeunes femmes en particulier qu’elle a inspirées et épaulées.

Ce qui m’a toujours impressionnée chez Michèle, c’est son courage, l’air de rien. Je me souviens de ce jour où je l’ai croisée dans la salle de rédaction peu de temps avant son départ pour Paris – elle allait y occuper le poste de correspondante. Elle m’a semblé plus stressée qu’à l’habitude. « Paris, ça me stresse. Mais ce qui me rassure, c’est que je commence par un reportage en Afghanistan », m’a-t-elle dit, l’air soulagée.

Voilà Michèle tout craché. Plus stressée par une affectation à Paris qu’à Kaboul. Alep sous les bombes ? Pas de soucis. Mais envoyez-la à Laval, c’est l’angoisse.

En 29 ans de carrière, elle a raflé un nombre record de prix prestigieux de journalisme, ce qui l’a obligée quelquefois, à son corps défendant, à troquer ses jeans pour une jupe. Elle ne s’est pas contentée d’aller tirer la barbe aux talibans à quelques reprises ou de mener des enquêtes sur de petits sujets faciles comme la torture dans les prisons afghanes. Son courage l’a menée au Rwanda en plein génocide, en Syrie en plein conflit et dans de nombreuses autres zones dangereuses où peu de journalistes osent mettre les pieds. Tout ça sans jamais se placer devant son sujet, sans jamais se prendre pour une héroïne. Et Dieu sait qu’elle aurait pu, sans usurper le titre.

Elle était au front à Alep quand aucun journaliste occidental n’osait y être. Elle était en Égypte en plein soulèvement quand on a craint que l’hôtel où elle logeait ne soit pris d’assaut par des émeutiers désirant s’en prendre aux journalistes. Alors que les équipes de Radio-Canada, de CNN et d’autres médias avaient déjà quitté l’hôtel en catastrophe, Michèle hésitait. Il a fallu envoyer une firme de sécurité privée pour la sortir de là. N’ayant pas confiance en ce commando venu la « sauver », Michèle a décidé ni plus ni moins de l’abandonner deux coins de rue plus loin. À Montréal, les patrons ont reçu un appel d’urgence du commando, qui ne savait pas à qui il avait affaire. « On a perdu votre journaliste… »

« Je ne voudrais pas être son chum ! », lance parfois à la blague son amoureux, qui mourait d’inquiétude chaque fois que Michèle partait. Notre patron ne compte plus le nombre de fois où le chum de Michèle ou encore sa fille venaient le voir pour lui demander discrètement de refuser son prochain projet de reportage en zones dangereuses. Peine perdue. Michèle avait prévu le coup… Elle débarquait en trombe dans le bureau du patron. « Là, mon chum va t’appeler pour te dire de ne pas accepter mon projet. Dis-lui que c’est vous qui avez décidé de m’envoyer. »

Dans l’empressement du retour à Montréal, après son dernier reportage tout à fait « rassurant » en Afghanistan, Michèle a oublié sa burqa afghane dans l’appartement de fonction de La Presse à Paris. J’y ai séjourné brièvement au lendemain des attentats du Bataclan. « Est-ce que tu rapporterais sa burqa à Michèle ? », a demandé ma collègue Chantal Guy, qui a occupé le poste de correspondante à Paris après elle.

J’ai mis la burqa bleue grillagée dans ma valise en m’imaginant la face que ferait l’agent à l’aéroport si, en ces temps troubles post-attentats, on en venait à me fouiller. « Non, monsieur l’agent, ce n’est pas ce que vous croyez… Je ne suis pas la femme d’un taliban en mission secrète. C’est pour ma collègue Michèle qui fait du reportage à Kaboul et préfère ne pas y être kidnappée. Au cas où elle y retournerait. Parce que vous savez, pour elle, un reportage en Afghanistan, c’est bien plus facile qu’un reportage en France… »

C’est sûr qu’il n’allait pas me croire. Parce que c’est vrai que Michèle est incroyable.

Michèle a donc pris sa retraite. Je l’écris pour essayer de m’y faire. Mais j’ai beau retourner ça dans tous les sens, « retraite » et « Michèle Ouimet » dans la même phrase, ça ne va pas du tout ensemble.

Je me console en sachant qu’elle a encore mille projets d’écriture et qu’on aura encore le bonheur de la lire. « Tu ne t’en vas quand même pas tricoter… », lui ai-je lancé lors de sa dernière journée à La Presse. « Non… mais je tricote ! Et j’aime ça ! » Je pensais que c’était une blague. Mais non, c’est vrai. En plus, elle tricote…

Merci pour tout, chère Michèle. Bonne retraite ! Tu vas tellement nous manquer.

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