Voix autochtones

Kwe le monde !

Daina Ashbee aurait pu choisir Hollywood. Elle y a travaillé un temps, mais la chorégraphe préfère danser en célébrant ses racines autochtones.

« J’ai déjà fait une publicité qui m’a valu 1000 $ pour une journée de travail, raconte-t-elle. J’ai fait ça pendant un an, mais je me sentais mal. Je savais que je voulais aborder des sujets plus difficiles plutôt que de vendre mon corps. Je voulais faire quelque chose d’utile dans ma vie. »

Sa chorégraphie sur les femmes autochtones disparues et assassinées, Unrelated, arrive de Mexico et s’en va en Norvège et au Royaume-Uni.

« Je peux parler de sujets difficiles en raison de ce que j’ai vécu. Je suis consciente d’être privilégiée par rapport à beaucoup d’autochtones de mon âge. Je n’ai pas connu de problèmes d’eau courante ou mangé du poisson toxique. Mais tout ça me choque profondément et j’ai envie d’en parler. » — Daina Ashbee, chorégraphe

Si penser « en dehors de la boîte » est l’expression à la mode, Daina Ashbee fait partie d’une nouvelle génération d’artistes autochtones qui a remisé les boîtes depuis longtemps. Leurs préoccupations sont celles des jeunes d’aujourd’hui : environnement, droits des femmes, pauvreté, violence, équité. Leur terrain de jeu est international. Ils parlent plusieurs langues et sont « multidisciplinaires » de nature.

« Nous, nous avions plein d’hésitations ; eux, pas du tout. Ça fait plaisir à voir, explique le directeur artistique du festival Présence autochtone et fondateur de Terres en vues, André Dudemaine. C’est une belle jeunesse qui est prête à aller de l’avant et à s’exprimer. Ils savent que ce qu’ils disent a du sens pour les leurs et pour les sociétés canadienne et québécoise. Ça leur assure un élan et un dynamisme formidables. »

« En éducation, il y a cette ouverture pluriculturelle depuis quelques années. On a eu l’heureux souci d’enseigner aux jeunes de ne pas voir l’autre comme l’ennemi. On leur montre le fait d’apprécier l’autre comme une richesse. Cela a aussi des effets chez les membres des Premières Nations. La population montréalaise est beaucoup plus diversifiée que dans ma jeunesse, donc plus ouverte. »

— André Dudemaine, directeur artistique

Ils ne jouent pas les victimes ni ne s’excusent pour ce qu’ils sont. Ils ne renient pas le passé, ils s’en nourrissent. En remerciant les Alanis Obomsawin, Yves Sioui Durand et autres Joséphine Bacon d’avoir ouvert le chemin.

« Pour moi, les formes traditionnelles représentent un puits d’inspiration sans fond, dit Émilie Monnet, auteure du spectacle Tsekan et responsable du volet autochtone du prochain festival OFFTA. Mais plus de la moitié des autochtones vivent maintenant en milieu urbain, et une culture est toujours en mouvement, donc on est aussi inspirés par la culture populaire, les technologies, les médias sociaux et les nouvelles formes d’expression. »

« On ne peut plus nous mettre dans des moules. Il y a tellement d’identités plurielles autochtones. Même à l’intérieur de chaque nation, de chaque communauté. Entre Attawapiskat et Kahnawake, ce sont des réalités complètement différentes. Laissons-nous décider de notre culture en dehors des boîtes déjà toutes faites. »

— Émilie Monnet, metteure en scène et productrice

Sa sœur Caroline Monnet, sculptrice et cinéaste, complète : « Je suis autochtone, mon œuvre est autochtone. Donc, quand je crée, je n’ai pas besoin d’ajouter une référence autochtone. »

« On est passés au-delà de l’autodéfinition, on est davantage dans l’expression créative. L’identité autochtone passe par là de toute façon. J’ai grandi entre deux territoires, la France et le Québec, et je sais que ça influence mon œuvre. Au tout début, mon travail était ancré dans une quête identitaire autochtone. De plus en plus, j’essaie d’épurer les références culturelles. » — Caroline Monnet, sculptrice et cinéaste

Autochtone ou non autochtone, réserve ou hors réserve ? Les jeunes artistes autochtones évitent, encore une fois, les lieux communs. La popularité de la série télé Mohawk Girls, qualifiée de « Sex and the City autochtone » et diffusée à la chaîne APTN, démontre que la vie en réserve peut mener loin. Pendant ce temps, la Cour suprême vient de reconnaître les droits ancestraux des Métis, donc même la question de l’identité – sang pur ou mêlé – devient superfétatoire.

SUJETS MODERNES

Les thèmes abordés par cette jeune génération vont de l’identité à l’anorexie, en passant par l’environnement, la violence et l’homosexualité. Le spectacle de Waawaate Fobister, Agokwe, traitant d’une relation entre deux jeunes hommes dans une réserve, est en tournée depuis huit ans (il a été présenté à La Chapelle récemment).

« La pièce porte sur une société qui n’accepte pas les gais, ou ce qu’on appelle les bispirituels, en raison de la colonisation et de l’assimilation au Canada, soutient-il. Les personnes bispirituelles avaient un rôle et des responsabilités dans les communautés autochtones. Je veux ramener cette histoire à l’avant-plan. »

« Je ne suis pas un modèle, poursuit-il, mais les gens ont besoin de voir quelque chose de différent. J’ai contemplé l’idée du suicide. J’ai commis des tentatives. Mais j’ai décidé que j’allais être fort, que je continuerai à me battre. Pour moi et les autres. Je suis optimiste. »

« Nous sommes allés à l’école et nous avons appris la culture des Blancs, alors nous contre-attaquons. C’est une façon de dire que nous ne nous laisserons plus faire. En même temps, il est impossible de remonter le temps ; nous devons vivre ensemble. C’est une situation complexe qui ne changera pas du jour au lendemain. »

— Waawaate Fobister, acteur et auteur

Waawaate Fobister et Daina Ashbee partent de leur expérience personnelle pour aborder la vie moderne des autochtones. Daina présentera bientôt Unrelated en Europe.

« Mes racines autochtones font partie de moi. C’est toute mon enfance. Ma solution, c’était donc de créer un spectacle de danse. J’ai été témoin de beaucoup de violence plus jeune, et j’avais ça en moi. Le spectacle m’a servi de catharsis. »

L’ENGAGEMENT

Ces artistes sont engagés socialement et politiquement, comme leurs prédécesseurs, mais différemment. Le suicide, les conditions de vie, la drogue… Ces sujets d’actualité, ils en traitent parce qu’ils touchent tout le monde, au fond.

« On est tous responsables au Canada, pense Daina Ashbee. Tant mieux si je peux en parler à travers mon art et que ce soit écouté. On ne peut pas juste ignorer les choses et faire comme si ça n’existait pas. »

Même constat chez le romancier Joseph Boyden. Il souligne qu’il y a une foule de réserves autochtones où les choses vont bien, mais qu’encore trop de membres des Premières Nations souffrent. Il croit en l’éducation et à la mise à mort de ce relent colonialiste par excellence, la Loi sur les Indiens.

« Elle est remplie de défauts, dit-il, notamment celui d’avoir placé les autochtones sous la garde de l’État. La loi fédérale devra être changée, mais elle doit être remplacée par des accords de nation à nation comme la Paix des braves entre le Québec et les Cris. Ce n’est pas parfait, mais ça marche. »

« Nous sommes arrivés à un tournant. La Commission de vérité et réconciliation est terminée, mais ça ne veut pas dire que la réconciliation a eu lieu. Il y a encore beaucoup de chemin à faire, et l’art aide en ce sens. »

— Joseph Boyden, romancier

Les artistes autochtones changent. Leurs conditions de travail aussi. Le Conseil des arts du Canada vient d’injecter une somme supplémentaire de 1,8 million dans le partenariat {Ré}conciliation et dans d’autres initiatives portant sur les arts autochtones.

« Il y a encore beaucoup de résistance, conclut André Dudemaine, mais des ouvertures importantes aussi. Comme ce qu’a organisé le théâtre La Chapelle avec son Focus sur la création contemporaine des Premières Nations. Il y a 20 ans, personne ne se serait lancé dans ce genre d’aventure. Le Théâtre Denise-Pelletier [qui a présenté la pièce Muliats récemment] est un autre exemple de ces lieux institutionnels qui sont maintenant ouverts à la présentation de productions des Premières Nations. »

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