LIVRE SAUVONS LA JUSTICE !

Tout citoyen peut contribuer par ses idées et ses engagements à sauvegarder un idéal trop souvent menacé et jamais entièrement acquis. Les propositions réunies dans ce livre en sont une belle démonstration. Une quarantaine de personnalités ont répondu au défi qui leur a été lancé.

Sauvons la justice ! – 39 propositions pour agir Collectif sous la direction de Catherine Régis, Karim Benyekhlef et Daniel Weinstock Delbusso Éditeur Québec, 2017 213 pages

LIVRE SAUVONS LA JUSTICE !

Le cinéma comme arme de construction massive

Manon Barbeau, fondatrice, directrice générale et artistique du Wapikoni mobile

J’ai inscrit dans mes gènes une intolérance profonde aux injustices sociales. Adolescente, lorsque j’étais témoin par la télévision de manifestations racistes de quelque ordre que ce soit, c’était pour moi insupportable et je me réfugiais dans ma chambre en pleurant.

Il y a une quinzaine d’années, quand je découvris une communauté autochtone de la Côte-Nord du Québec, je fus profondément déstabilisée. Par la suite, je me suis retrouvée à Listuguj, communauté Mi’gmaq de la Gaspésie lors du pow-wow annuel. J’y venais dans le cadre d’une recherche cinématographique (L’or rouge) sur les rituels de passage célébrant la puberté des jeunes filles.

Cette recherche me mena d’abord en Arizona, au cœur des montagnes pour participer à une cérémonie traditionnelle. Lors de mon parcours, je pus observer tout au long de la route des « pawn shops » qui vendaient mocassins et vêtements traditionnels autochtones, reliquats d’une culture ancestrale en perdition. Au bout de la route, je fus accueillie par une famille apache. En magnifique robe de buffle blanche et recouverte de pollen doré, mise à l’épreuve par les Crowndancers, esprits descendus des montagnes, effrayants dans leurs parures colorées, Joycinda, 14 ans depuis peu, participait à la cérémonie Changing Woman. Mais la famille devait se cacher pour accomplir ce rituel considéré comme de la sorcellerie.

Un profond sentiment de tristesse m’accabla alors devant la réalité de ce peuple acculturé de force par une société blanche convaincue de son bon droit et de la suprématie de ses valeurs.

De retour au Québec, je vécus ma première expérience de tente de sudation  : une vraie épreuve, mais aussi une vraie révélation. J’y découvris ma force et une porte d’entrée vers une spiritualité qui m’était étrangère. À la sortie de la tente, après six heures de chaleur inimaginable, je vis, comme pour la première fois, un ciel de nuit piqué d’étoiles, immense et d’une beauté extraordinaire. Un grand calme allait m’accompagner pendant plusieurs jours.

Plus tard, en septembre 2000, je me retrouvai au pow-wow de Wemotaci, petit village atikamekw à 115 kilomètres au nord de La Tuque, à l’invitation du chef de bande de l’époque, Marcel Boivin, rencontré à Listuguj. La longue route de terre qui mène à Wemotaci traverse une forêt sauvage, dense, parsemée de grands lacs clairs. Cette route est dangereuse. Plusieurs y ont trouvé la mort. Je l’utilisai souvent. Chaque fois, elle me semblait interminable. Dans un aveuglant nuage de poussière, on y croise des camions forestiers lourdement chargés, des tout-terrains et des pick-up pressés d’arriver à destination. Après le pont traversant le Saint-Maurice qui était autrefois la seule voie d’accès au village, la petite communauté apparaît, longeant la rivière, avec son petit cimetière fleuri de plastique multicolore où trop de jeunes reposent, dévastés par les idées noires qui leur font choisir la mort.

C’est là qu’allait prendre naissance le Wapikoni du nom de Wapikoni Awashish, une jeune fille de 20 ans, leader du groupe avec lequel j’allais scénariser La fin du mépris. Wapikoni avait alors rassemblé autour d’elle un groupe variant de 8 à 15 jeunes de son âge. Pendant deux ans, je pris donc le train depuis Montréal jusqu’à Sanmaur, la petite gare (sans gare) à la limite de la communauté. Chaque fois, quelqu’un du groupe m’attendait dans son pick-up pour me conduire dans la communauté. Chaque fois, on m’aura trouvé un lit et un local où travailler en groupe et écrire ensemble. Comme le scénario sur les rituels de passage était reporté aux calendes grecques, on travaillait plutôt à l’écriture d’un scénario de fiction et les idées fusaient. Une histoire prit bientôt forme avec trame dramatique et dialogues imaginés par ce groupe assidu et collaboratif. La première version fut présentée et acceptée par la SODEC en 2002. Plusieurs des scénaristes devaient y jouer un rôle.

Mais le destin en décida autrement. Le 2 mai de cette même année, la voiture dans laquelle se trouvait Wapikoni heurta un camion forestier. J’eus l’impression de recevoir moi-même le billot qui la percuta en plein cœur.

Après que des fleurs blanches eurent été jetées sur sa tombe, après qu’un rituel funéraire traditionnel eut été célébré, en cachette encore une fois, il fut impossible de poursuivre l’écriture du scénario.

Cette communauté, je l’avais apprivoisée et je l’aimais. J’avais vécu d’autres expériences de tentes de sudation. J’avais chassé l’outarde et tanné des peaux. J’y comptais des amis chers. J’avais pu par ailleurs constater la détresse des jeunes et être témoin du nombre élevé de suicides, des hélicoptères qui vrombissaient ponctuellement dans l’air pour venir urgemment en aide à quelque désespéré et du téléphone satellite toujours à portée de main au cas où nous parviendrait un appel au secours. Je fus témoin de la déroute de certains jeunes, de leur manque d’espoir en l’avenir, de leur mal-être et du peu de cas que se faisait la société québécoise de cette détresse à laquelle elle contribua à l’époque des pensionnats et de la Loi sur les Indiens.

Il m’était impossible de rester indifférente, de ne pas faire un geste pour apaiser le sentiment d’injustice intense qui m’habitait.

Je conçus alors le projet de studios ambulants. À l’instar de celui de Pops qui desservait les jeunes de la rue, ces studios mobiles iraient vers les jeunes des communautés, non pour nourrir le corps, mais pour occuper et nourrir l’esprit. Ces caravanes mettront à la disposition des jeunes le matériel technologique nécessaire pour leur permettre de réaliser des films sur des sujets qui leur tiennent à cœur, enregistrer leur musique, leur donner la parole, les faire entendre, les rendre visibles et leur donner l’espoir. Et par là même, contrer le goût de mourir : que la mort ne soit plus une solution de rechange au mal-être, mais que la création, le plaisir et la valorisation qui en découlent leur donnent fierté et joie, que leurs œuvres les relient au monde et inspirent respect et reconnaissance.

Ainsi naquit le Wapikoni mobile, baptisé ainsi en l’honneur de cette précieuse Wapikoni.

Il faut rappeler que le Wapikoni mobile est d’abord un projet de médiation. Il vise à donner confiance, à donner la parole, mais aussi – et surtout – à rendre visibles ces peuples trop longtemps invisibles. Les films réalisés par les participants deviennent autant de ponts jetés vers l’Autre, un lien qui réduit l’isolement, la détresse qui en résulte et qui conduit parfois au suicide. On dit souvent que la construction d’un réseau est la meilleure protection contre les idées noires. La circulation des films contribue à la construction de ce réseau. Souvent les cinéastes en herbe se déplacent avec leur film au Canada ou à l’étranger. Ils deviennent ainsi de fiers ambassadeurs de leur culture et contribuent à la réduction du racisme et des préjugés. Dans les festivals ou événements publics à travers le monde, ils côtoient d’autres créateurs autochtones et non autochtones. Ils élargissent leur horizon. Ils ne sont plus seuls.

Le Wapikoni mobile souhaite redonner confiance, espoir, goût en la vie et fierté.

Ce projet a d’ailleurs profité aux équipes de formateurs et intervenants non autochtones qui y collaborent, les enrichissant par la découverte de cultures qu’ils connaissent trop peu. Il a assurément contribué largement à la visibilité de ces gens que Richard Desjardins nommait à juste titre « Le peuple invisible ».

Invisible, il le sera de moins en moins. Des jeunes prennent la relève. Le mouvement « Idle no more » en est un bel exemple. Certains participants du Wapikoni mobile contribuent aussi maintenant à cette visibilité. Leur caméra est une arme, comme le dit bien Réal Junior Leblanc, lauréat de plusieurs prix avec ses films, et qui travaille maintenant pour la Boîte Rouge Vif.

Kevin Papatie a fait le tour du monde avec ses propres œuvres, témoignant fièrement de sa culture. Marie-Pier Ottawa a présenté ses œuvres dans plusieurs festivals internationaux, a structuré sa pensée, enrichi sa pratique artistique et travaille maintenant en cinéma. Parti de son sous-sol à Listiguj, le jeune Mi’gmaq Ray Caplin étudie maintenant à l’Université Concordia où il entame sa troisième année en cinéma.

Ces artistes ont maintenant trouvé leur propre voix sur des thématiques qui les touchent, et dénoncent eux-mêmes les injustices et les violations vécues par leurs peuples.

En 2014, le Wapikoni créait le RICAA, premier réseau international de création audiovisuelle autochtone qui réunit 50 membres de 18 pays. Ce réseau unique permet aux créateurs des Premières Nations de s’exprimer ensemble sur des enjeux communs et de faire entendre leur voix partout dans le monde. Un premier long-métrage réalisé en cocréation, « Le Cercle des nations », voyait ainsi le jour en 2015 et faisait la clôture du festival Présence autochtone.

Au-delà de l’art et de la liberté d’expression, la vidéo et la musique deviennent, de plus en plus, de puissants outils de transformation sociale pour les Premières Nations. Une façon de se faire entendre de manière incontournable, pour que justice soit faite et que l’espoir renaisse. Émerge maintenant une jeune génération, porteuse de cet espoir et prête à se battre pour l’autodétermination et la reconnaissance des droits des premiers peuples. Cette génération mène sa lutte de façon inclusive, afin de construire ENSEMBLE, toutes nations confondues, une société plus juste, dans laquelle les valeurs environnementales et humaines sont mises de l’avant. Le Wapikoni souhaite avoir humblement contribué à cette évolution.

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