Chronique

Marinoni, le film

Le documentaire ouvre sur Marinoni en bleus de travail, dans son usine de Terrebonne, il est en train de souder un cadre de vélo. Ça va ? demande la voix hors champ du cinéaste qui le filme. Marinoni ne répond pas. C’est clair que ça ne va pas. Et c’est clair aussi que ce qui ne va pas, c’est la présence de cette caméra et de ce cinéaste. Il se retient, mais pas longtemps. J’ai jamais aussi mal soudé en 20 ans, finit-il par cracher. La soudure, elle sentait le stress. Pour être bien certain que l’emmerdeur qui le filme a bien compris, il le répète une seconde fois : ma soudure, elle sent le stress…

Le cinéaste, c’est Tony Girardin, 40 ans, à son actif des films d’entreprise, un documentaire sur un chevreuil qu’il a adopté (Hoppy the Deer), un autre sur la pêche à la grenade au Viêtnam, un autre sur la chasse au loup en Mongolie, et celui-ci, donc, sur la chasse à l’ours à Terrebonne.

Combien de temps ça prendrait à quelqu’un pour apprendre à faire un vélo comme celui que vous êtes en train de faire ? C’est la première question du film.

Marinoni explose. Ça dépend si c’est un nul ou non ! Celui qui voudrait en faire un comme celui-là, faudrait d’abord qu’il en fasse mille pour apprendre. Du Marinoni tout craché, mordant, sauf qu’il mord pas, enfin pas souvent. En fait, c’est un documentaire sur un gars qui ne voulait pas qu’on fasse un documentaire sur lui, mais qui se laisse faire pareil. Ça donne un film de reculons. La caméra avance. Le sujet recule, renâcle, ne veut absolument pas s’arranger avec le gars des vues. Ça donne exactement le portrait bougon qu’on attendait.

Girardin, le cinéaste, est parti de très loin. Il collectionnait plus ou moins les vélos, en avait une trentaine dans sa cave, dont un Marinoni rouge qui le fascinait, il pensait que c’était le nom d’un artisan italien en Italie… Il a fini par débarquer à Terrebonne avec son vélo rouge… C’est un film sur les passions de Marinoni, me résume le cinéaste. Sa passion du vélo. Sa passion des champignons. Sa passion pour son bout de jardin et ses poules.

(Si je peux me permettre ici une parenthèse – je connais Marinoni depuis plus de 40 ans –, sa vraie passion n’est aucune de celles-là, sa vraie passion, c’est le travail. Cette bénédiction des dieux, le lourd cadeau que les dieux font aux hommes qu’ils aiment, au lieu de tu aimeras ton prochain comme toi-même, tu aimeras ta job plus que toi-même. Les hommes les plus heureux que j’ai connus, mon père, moi dans ma période typographe, les bûcherons qui sont venus abattre un gros érable devant chez moi l’autre semaine, le plombier qui sifflote dans ma salle de bains, Marinoni, tous fous de travail. Ce documentaire est un hymne involontaire au travail. Fermons la parenthèse.)

***

Bien avant les Hesjedal, Michael Barry et autres Bauer, Jocelyn Lovell était le plus beau fleuron du cyclisme canadien. Un cas ! Pistard, il excellait aussi sur la route. Une année, Lovell a remporté tous les titres canadiens de toutes les épreuves de piste et de route, et le contre-la-montre, du jamais vu, plus la médaille d’argent du kilomètre au championnat du monde sur un vélo de piste que lui avait fabriqué tout exprès Marinoni.

En 1983, un camion a renversé Lovell, paraplégique depuis. Le documentaire nous le ramène à la fois tout chagrin et tout ému, c’était quelque temps avant que Marinoni, sur ce même vélo, batte le record du monde de l’heure des plus de 75 ans. Le documentaire fait une grande place à ce record en suivant Marinoni à Rovetta, son village natal, où il joue encore à briscola au café de la place, et à Brescia, où se trouve le vélodrome.

Deux petits reproches et un regret pour finir. Dans le cours du documentaire, une brouillonne et inutile référence à Merckx sur le record de l’heure induira en erreur le spectateur peu familier avec le vélo. Et un commentaire du toujours pittoresque Federico Cornelli n’est surtout pas à prendre au pied de la lettre, ou plutôt au pis de la vache ; il raconte qu’à l’entraînement, Marinoni s’arrêtait dans les champs pour remplir son bidon de lait en trayant une vache et que le lendemain, le paysan l’attendait avec un fusil… Marinoni fait dire qu’il n’a jamais trait de vache de sa vie, et que les seuls veaux qu’il connaisse de près n’ont que deux pattes.

Pour le regret, c’est Simonne. Sa femme. On la voit trop peu dans ce film. Trop peu pour la place qu’elle tient dans la vie de Marinoni. Une seule fois, Marinoni m’a parlé de Simonne. On était à Cuba. On venait de souper après une grosse journée de vélo, je ne me souviens plus de ce qu’il a dit… Je vais essayer de m’en souvenir autrement… Il y a deux moments d’une grande tendresse dans le film. Le premier, c’est aux champignons, quand il découvre sous les branches basses d’un sapin, dans les aiguilles, une colonie de petits cèpes bruns, son émerveillement à ce moment-là, le même qu’à Cuba pour me parler de Simonne. L’autre moment, c’est quand on le voit dans son poulailler aller chercher des œufs, les précautions qu’il prend, sa délicatesse, son émerveillement encore.

Dans tous les festivals où il a été montré, le documentaire a fait un tabac, à Vancouver et aux Hot Docs de Toronto, où il a été le film préféré du public.

Dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire de Montréal, Marinoni sera présenté demain à 20 h à l’Excentris et samedi à 15 h à l’Université Concordia. En salle, au Québec, pas avant le printemps.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.