Chronique

Vous me remercierez plus tard

Y a-t-il, je vous le demande en ce 14 février, rien de plus romantique que de contraindre quelqu’un à consentir par entente contractuelle à des relations sexuelles potentiellement douloureuses ?

Il semble que non. Fifty Shades of Grey a battu cette semaine des records de prévente pour un film prenant l’affiche le week-end de la Saint-Valentin. Pour l’essentiel, l’intrigue de cette bluette érotique s’articule autour d’une négociation contractuelle interminable entre une étudiante vierge de 22 ans, Anastasia, et son prétendant Pygmalion, l’homme d’affaires Christian Grey.

On se met d’accord sur une fellation à l’alinéa 5 de l’article 7. Va pour se faire ligoter avec du câble électrique à l’article 10.4, mais on exerce son droit de retrait sur toute forme de « fisting », peu importe l’orifice. On précise la définition du terme « butt plug », on revoit les modifications aux dispositions sur les accessoires admissibles pendant la fessée, on se courrielle et on déjeune. Dire que certains se cassent encore la tête pour acheter des roses…

Signera, signera pas ? La cinéaste Sam Taylor-Johnson fait durer le « suspense contractuel » pendant les 125 douloureuses minutes de ce long métrage d’un ennui consommé, d’un kitsch accablant, dont la charge érotique se situe à -24 °C sous la normale, sans le facteur vent.

Romantique ou pas, des hordes d’admiratrices des best-sellers de l’auteure E.L. James faisaient la queue mercredi soir à l’avant-première montréalaise de Fifty Shades of Grey. Un public à 90 % féminin qui s’est rué sur les sièges, dès l’ouverture des portes, comme s’il s’agissait d’un spectacle intime d’Enrique Iglesias.

Tout ça pour 11 minutes de sexe à l’eau de rose : les mains liées avec une cravate de soie, les yeux bandés, une plume de paon sur les flancs, un glaçon sur les tétons. Du cinéma érotique resté figé en 1986 dans le souvenir de 9½ Weeks.

L’incarnation du fantasme de Fifty Shades of Grey – Christian Grey, un jeune milliardaire adepte du sadomasochisme – a d’ailleurs, sous les traits de Jamie Dornan, le sex-appeal et le magnétisme d’un cornet de crème glacée napolitaine. Je vous ferai grâce des multiples symboles phalliques (un crayon à l’effigie de Grey se retrouve plus d’une fois entre les lèvres boudeuses de la jeune Anastasia) évoquant son membre viril, omniprésent dans le roman, mais bien sûr jamais montré à l’écran.

Ceux qui espéraient se rincer l’œil en toute impunité au multiplex du quartier devront se contenter d’un sein par ci et d’une paire de fesses par là. On repassera pour les leçons d’anatomie de M. Grey et de sa compagne.

Rien de choquant à signaler, et surtout pas de passion qui puisse transpirer à l’écran.

En découvrant ce condensé de sentimentalisme exacerbé, épicé de coups de cravache, j’ai eu l’impression de voir un téléfilm de série B peuplé de personnages évadés de vieux épisodes de Beverly Hills 90210. Une romance adolescente contrariée par l’obsession – juridique autant que sadique – d’un golden boy arrogant et égoïste.

Un macho impénitent qui en fait pourtant rêver plus d’une, à voir les centaines de milliers d’exemplaires vendus de la trilogie de E.L. James. En excluant les journalistes présents mercredi, la moitié environ de ce public constitué à 90 % de femmes prétendait (à main levée) avoir lu le roman. Un public fébrile, conquis d’avance, qui a murmuré un « enfin » collectif au moment où les deux protagonistes se sont délestés de leurs vêtements, après 40 minutes de préliminaires scénaristiques.

À chacun ses fantasmes. Pour certaines, c’est se faire dire « Je ne fais pas l’amour, je baise fort » (réplique qui a provoqué un bruissement dans la salle). Ce qui se passe dans une chambre à coucher – ou, en l’occurrence, une « salle de jeux » d’où pendent quantité d’objets contondants – entre deux adultes consentants leur appartient.

Je comprends que Christian Grey incarne un fantasme condensé de plusieurs clichés du prince charmant (avec ceci de particulier qu’il aime punir sa princesse à coups de fouet). Il est beau, jeune, riche. Il a du pouvoir, des abdominaux bien découpés, des voitures sport plein le garage. Il fait faire à sa belle des tours d’hélicoptère et de planeur, lui offre des cadeaux hors de prix. Il sait danser, joue du piano après avoir fait l’amour et semble provoquer des orgasmes d’un simple regard soutenu.

Ajoutez à cela un côté ténébreux, qui tient non seulement à une sexualité atypique, mais à une enfance difficile, teintée de mystère. Christian est un petit oiseau blessé, craintif, adopté à l’âge de 4 ans, que les femmes veulent soigner, cajoler et adopter. Même si ce control freak à cravate prend plaisir non seulement à leur dicter leurs comportements sexuels, mais ce qu’elles peuvent boire, manger et même porter (c’est prévu au contrat). On ne fait pas plus pointilleux au rayon du mâle dominant.

On ne peut s’empêcher, en voyant Fifty Shades of Grey, de se demander comment cette célébration du paternalisme, du machisme et de l’asservissement sexuel peut faire fantasmer autant de femmes. Une partie de la réponse tient sans doute au fait que les fantasmes ne répondent pas à la raison.

La question demeure : pourquoi un tel engouement pour une histoire de cul somme toute banale ? Comment un roman de gare mal écrit (de l’avis général), devenu un film érotique insipide (à mon avis), a-t-il pu devenir un phénomène de société ? Je me suis posé la question pendant plus de deux heures mercredi, en souhaitant qu’Anastasia se décide enfin à signer (ou pas) le foutu contrat de Christian, pour qu’on en finisse. (Le Canadien était en prolongation.)

Qu’est-ce que le succès phénoménal des romans de la série Grey, et celui prévisible de ce premier film, nous dit sur la psyché féminine ? Je n’en sais rien et je ne m’aventurerai pas dans ces eaux hasardeuses. Le power suit, semble-t-il, a un pouvoir insoupçonné sur celles qui rêvent d’être ligotées avec des cravates de luxe.

Je n’oserai que ce simple conseil : les gars, évitez le cinéma, ce week-end. Achetez-lui plutôt des roses ou des chocolats. Vous me remercierez plus tard.

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