LA CROISSANCE, MAIS PAS À TOUT PRIX

Petite entreprise, mais en santé

Dans les années 70, Jacques Guénette et un associé ont fondé une firme informatique, Cogito. L’entreprise a connu beaucoup de succès, mais elle a fini par imploser, rongée par une croissance insoutenable.

« On se rendait malades à travailler », se remémore M. Guénette.

En 1980, il a cofondé DLGL, une entreprise de logiciels en ressources humaines. « On s’est dits : “il doit y avoir une autre façon de faire les choses”. Ne pas être les plus gros, mais les meilleurs dans notre domaine. »

Pour Jacques Guénette, bien de grandes entreprises courent à leur perte. « Ce qui fait foi de tout, c’est la création de valeurs pour les actionnaires, souligne-t-il. Au nom de ça, on peut faire à peu près n’importe quoi. »

« Tout le monde invente des plans de croissance abominables que les marchés ne peuvent pas soutenir. Et quand ça tourne mal, on coupe et c’est les employés qui écopent. »

— Jacques Guénette, coassocié de la firme informatique Cogito

Bref, « la croissance à outrance, ça s’appelle un cancer », lance l’entrepreneur.

DLGL ne refuse pas la croissance, mais ne cherche pas à multiplier clients, bureaux et employés. L’entreprise compte environ 90 salariés, soit à peu près le même nombre qu’il y a cinq ans. Son chiffre d’affaires annuel est relativement stable à environ 17 millions, mais sa rentabilité est supérieure à celle de la plupart de ses concurrents de plus grande taille.

Or, les tenants de la croissance limitée sous souvent perçus comme des extra-terrestres dans le monde des affaires. « Ce n’est pas un langage que les banquiers comprennent », relate M. Guénette, en évoquant la croissance musclée à laquelle s’attendent souvent les institutions financières de la part des entreprises qu’elles financent.

La boutique Endurance, spécialisée dans la course à pied, vit une situation semblable avec ses fournisseurs. « Ils nous mettent de la pression pour qu’on vende toujours plus », relate le propriétaire du commerce montréalais, Pierre Léveillé.

UN MYTHE

DLGL et Endurance sont pourtant loin d’être les seules entreprises québécoises à ne pas être obnubilées par les ascensions spectaculaires. « Il faut détruire un mythe : les entreprises qui vont prendre beaucoup d’expansion, qui vont aller à l’étranger, c’est une minorité dans le bassin entrepreneurial qu’on a au Québec », affirme Martine Hébert, vice-présidente principale de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI).

Selon Statistique Canada, entre 2009 et 2011, 23 % des PME québécoises n’ont connu aucune croissance alors que 16 % ont carrément enregistré un recul de leurs ventes. Les chiffres sont semblables dans le reste du Canada, sauf dans les Prairies, où l’économie a profité du boom pétrolier. Et d’après des données fragmentaires recueillies par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la « non-croissance » est une réalité incontournable des entreprises dans plusieurs pays.

L’un des cas québécois les plus célèbres est celui de Kanuk, établi sur le Plateau Mont-Royal depuis 40 ans. La centaine d’employés de l’entreprise confectionne chaque année quelque 30 000 manteaux. Pas question pour le fondateur de Kanuk, Louis Grenier, de se lancer sur les marchés hors Québec ou dans la sous-traitance en Asie. « Pour moi, la qualité passe bien avant la croissance », a-t-il déjà confié à La Presse Affaires.

À la boutique Endurance, les affaires ont fortement crû ces dernières années à la faveur de l’engouement pour le jogging. En 2011, le commerce a doublé sa superficie pour répondre à la demande. Mais jusqu’ici, M. Léveillé a refusé d’ouvrir des succursales en banlieue, et ce, même s’il a reçu des propositions à cet effet de la part de partenaires potentiels. « Je n’ai pas cette ambition-là », glisse-t-il, en notant qu’Endurance est l’une des boutiques les plus performantes au pays dans son créneau.

FAUSSES AMBITIONS

Ce ne sont pas tous les entrepreneurs qui assument leur réticence à surfer d’un sommet à l’autre. On peut les comprendre : le capitalisme a érigé la croissance en dogme. « On estime qu’il y a de 30 à 40 % des dirigeants de PME qui disent qu’ils aimeraient prendre de la croissance, mais qui en réalité ne font rien de concret pour y parvenir », relève Louis Jacques Filion, professeur de management à HEC Montréal.

Plusieurs entreprises choisissent de ralentir leur expansion après avoir connu une forte croissance à leurs débuts, question de réduire le risque de perdre le contrôle. D’autres se recentrent sur leurs meilleures activités après des tentatives de diversification plus ou moins fructueuses.

« Rendu à un certain âge, les gens réalisent qu’ils ne veulent pas nécessairement croître en termes de volume d’affaires, mais plutôt se cibler davantage. Ils veulent que leurs activités soient plus rentables. Il y a donc des entreprises qui deviennent plus petites, donnant l’impression de régresser. Mais en fait, elles font le ménage pour ne conserver que les divisions qui fonctionnent vraiment bien. »

Plus simplement, bon nombre d’entrepreneurs sont des passionnés qui ne souhaitent pas devenir des gestionnaires à temps plein. « Ils veulent rester dans les opérations », résume Martine Hébert, de la FCEI.

C’est le cas de Stéphane Galarneau, de Marival Construction, un entrepreneur résidentiel. « J’aime être impliqué de près dans chaque projet, explique-t-il. Si je décidais de devenir plus gros, ça me prendrait une secrétaire et plusieurs équipes. Je ne suis pas sûr que ça serait beaucoup plus rentable. »

Croissance réelle c. croissance durable

Pour les économistes, la « croissance durable » est celle qu’une entreprise peut générer sans avoir besoin de financement additionnel. En s’appuyant sur les états financiers de plus de 850 000 entreprises, Industrie Canada a calculé que la croissance durable moyenne s’est élevée à 7,3 % par année entre 2000 et 2010. Or, la croissance réelle moyenne des entreprises a été de tout juste 3 % par année durant cette période. « Bien que les PME canadiennes semblent, en général, disposer de l’infrastructure financière (…) pour poursuivre une stratégie d’augmentation de la croissance, pour une raison ou une autre, elles préfèrent ne pas le faire ou ne peuvent tout simplement pas le faire », a conclu l’auteur de l’étude, Daniel Seens.

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