Hockey

Petit-déjeuner avec Patrick

C’était un matin ensoleillé et crispé par le vent. Quiconque marchait autour du vieux Forum ce jour-là avait la sensation que l’hiver était plus entamé qu’il ne l’était réellement.

Ayant toujours joué pour des formations de l’Ouest, le gardien Mike Vernon en était à une rare visite à Montréal. Il n’avait en ville que le Bar-B-Barn comme lieu de prédilection. Mais ce matin-là, on lui avait recommandé pour déjeuner le Casse-croûte du coin, que les anglos surnomment Moe’s Diner.

Vernon a quitté l’hôtel de bonne heure en direction du Forum. Arrivé à l’angle des rues De Maisonneuve et Lambert-Closse, il a descendu les trois marches donnant accès au restaurant. Il avait le temps de manger avant l’entraînement matinal de son équipe.

Patrick Roy était assis au comptoir.

Le gardien vedette du Canadien a aperçu Vernon et l’a invité à s’asseoir à ses côtés. Vernon était surpris, car les deux hommes ne s’étaient jamais vraiment parlé. Sur la patinoire, ils partageaient déjà un historique bien étoffé. Ils n’en étaient pas encore venus aux coups à ce moment-là, mais ils s’étaient déjà affrontés à deux reprises en finale de la Coupe Stanley, en 1986 et 1989.

Une forme de respect s’était développée entre les deux gardiens, mais aucune circonstance ne les avait mis en conversation. Jusqu’à ce jour-là.

Roy était préoccupé. Il n’a pas mis de temps à déballer son sac. Il a confié à Vernon à quel point il sentait l’étau de Montréal se resserrer sur lui. Les médias, les amateurs, les attentes… La pression était devenue trop forte.

« Il serait peut-être temps que tu demandes un échange », lui a suggéré le gardien des Red Wings de Detroit.

Ça se passait le matin du 2 décembre 1995.

Quelques heures plus tard, Roy allait disputer son dernier match dans l’uniforme du Tricolore.

LA RETRAITE ?!

Les neuf buts accordés par Roy en 32 minutes, ses bras soulevés en dérision, sa célèbre marche vers le président Ronald Corey derrière le banc du Canadien… Ça ne ressemble plus autant à un acte manqué quand on sait qu’en matinée, un acteur improbable dans toute l’histoire avait planté une idée dans son esprit.

Vingt ans plus tard, Vernon est encore un peu mal à l’aise de revenir sur ce petit-déjeuner. Comme si, quelque part, il pensait avoir poussé la dernière rangée de dominos. Ceux qui croient au destin diront au contraire que son entrée dans le petit casse-croûte, ce matin-là, était écrite.

« Patrick était assis au comptoir, il s’apprêtait à régler l’addition, a raconté l’homme de 52 ans à La Presse. Il y avait un siège libre à côté de lui et il m’a fait signe de la main. Il voulait me parler. Parfois, on a besoin de quelqu’un pour nous aider à réfléchir… C’est moi qui me suis retrouvé là à ce moment-là. Il savait probablement ce que j’avais traversé la saison précédente et à quel point ç’avait été difficile. »

Originaire de Calgary, Vernon avait passé les neuf premières saisons de sa carrière avec les Flames jusqu’à ce que le contexte devienne trop étouffant pour lui. L’état d’esprit de Roy ne lui était que trop familier.

« Ce n’est pas facile de jouer devant les siens, raconte Vernon. Tout le monde est allé à l’école avec toi, tout le monde a déjà marqué un but contre toi quand tu étais plus jeune, tout le monde a déjà pris un verre avec toi… C’était devenu trop lourd. »

Vernon a fait part de ses doléances au directeur général Doug Risebrough, mais a dû attendre un an avant que les Flames ne l’échangent finalement aux Red Wings.

« Il n’y a rien de mal à vouloir un changement. Dans le cas de Patrick, les circonstances ont voulu que ça se produise le soir même, devant les caméras de télévision et devant tout le monde. Mais vient un point dans la carrière d’un athlète où il faut passer à un autre chapitre. Après tout, dans le vrai monde, on dit qu’il faut changer de boulot tous les sept ans ! »

Ce qui troublait le plus Vernon en écoutant Roy, c’était de l’entendre évoquer la retraite. Pourtant, Roy était au sommet de sa gloire. Il venait d’avoir 30 ans et, les années allaient le démontrer, il lui restait encore plusieurs bonnes saisons dans les jambières.

« L’entendre parler de retraite, c’était inacceptable, soutient Vernon. Je lui ai dit : “Patrick, tu ne peux pas faire ça, tu es trop important pour le hockey. Demande une transaction au lieu.” Mais la ligue a besoin de ses plus grandes vedettes. »

« ÇA MANQUAIT DE CLASSE »

Ça n’allait plus depuis une mèche entre Roy et le Tricolore. L’équipe avait raté les séries éliminatoires la saison précédente et la rumeur veut que l’ancien DG Serge Savard considérait l’échanger au Colorado au moment où Jacques Demers et lui ont été limogés, au début de la saison 1995-1996.

Roy avait dû « prendre une bonne douche d’eau froide » pour être certain qu’il ne rêvait pas en entendant que Mario Tremblay allait succéder à Demers. Le ménage entre les deux hommes n’aura duré que 22 matchs.

Le soir du 2 décembre 1995, debout à l’autre bout de la patinoire, Vernon était aux premières loges pour voir se désagréger la relation de Roy avec le Canadien.

Six buts, sept buts, huit buts, neuf buts… Vernon n’en croyait pas ses yeux.

« Je ne pouvais pas concevoir que Mario Tremblay ne l’ait pas retiré de la rencontre plus tôt. Je ne sais pas quel message il cherchait à passer autre que celui de vouloir humilier Patrick. Quand quelqu’un se fait embarrasser en public de cette façon, ce n’est bon pour personne. Ça manquait de classe de la part de Mario. »

— Mike Vernon

« Les deux avaient été cochambreurs l’année de la Coupe Stanley de 1986. On se serait attendu à un peu plus de respect mutuel. Mais visiblement, ils en étaient venus au point d’ébullition. »

Lorsque le match a pris fin, Vernon s’est éclipsé en vitesse, voulant à tout prix éviter d’avoir à commenter ce qui venait de se passer. Les journalistes avaient bien d’autres intervenants à interroger, mais Vernon ne voulait surtout pas être l’un d’eux.

Surtout ne pas avoir à dévoiler ce qui s’était passé le matin même.

Vernon a gardé le silence durant des années sur un déjeuner pas comme les autres. Patrick Roy et lui ne s’en sont jamais reparlé.

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