L’affaire Claude Jutra

Il n’avait que 6 ans

Jean* avait 6 ans. Claude Jutra, proche de ses parents, avait pris l’habitude de le saluer dans sa chambre à la fin de ses nombreuses visites. Sur une période de 10 ans, le cinéaste est passé des câlins à des caresses sur son sexe, puis à la masturbation et à la fellation.

« C’était son rituel lorsqu’il venait chez nous. »

C’est ce qu’a affirmé à La Presse cet homme au cours de quatre heures d’entrevues, menées d’abord au téléphone, puis en personne dans son logement à l’extérieur de Montréal. Jean avait révélé son histoire à ses proches à la mort du cinéaste, en 1986, ont confirmé à La Presse deux membres de sa famille. Après tant d’années de silence, c’est la sortie d’une biographie du réalisateur par Yves Lever qui l’a convaincu de témoigner. Dans cet essai publié hier, l’auteur affirme que Claude Jutra a entretenu des relations avec des jeunes hommes, dont l’un de beaucoup moins de 14 ans. Ces révélations bouleversent le milieu du cinéma québécois, au point où des gens souhaitent que le nom de Claude Jutra ne soit plus associé au gala qui célèbre chaque année le cinéma québécois.

Jean nous a demandé de ne pas révéler son nom, mais il a montré à La Presse un document attestant de ses liens avec le réalisateur de Mon oncle Antoine. « Je sais très bien que le regard des gens va changer par rapport à moi. Pourquoi est-ce que je ne suis pas prêt en ce moment à dire ouvertement qui je suis et à aller à la télévision ? Je ne sais pas si je suis prêt à ça. » Il souhaite que son témoignage incite des victimes – si elles existent – à briser le silence et que le milieu du cinéma québécois change le nom du gala des Jutra.

LES PREMIÈRES FOIS

Dans son logement où il vit seul avec ses trois chats, Jean raconte dans un récit entrecoupé de plusieurs sanglots ses souvenirs des premières visites de Claude Jutra chez ses parents. « Il m’amenait tout le temps des cadeaux, relate Jean. J’étais content de le voir. J’étais un enfant. Je lui sautais sur le dos, il me faisait faire des roulades. Et tout le monde avait l’impression que c’était le fun. »

Certains soirs, quand Jutra allait s’étendre auprès de lui dans son lit, il s’est mis à exiger des câlins. De longs câlins, se couchant par-dessus lui et caressant du même coup son sexe, soutient Jean.

L’intensité des gestes a augmenté vers l’âge de sa puberté, au début des années 70. « Au début, on devait s’embrasser. Progressivement, [Claude] a commencé à me masturber, puis à me faire des fellations. […] C’est lui le premier qui m’a touché, avant même que je découvre par moi-même ce qu’était le [plaisir charnel] », raconte Jean.

Vers la fin de l’adolescence de Jean, Claude Jutra est allé plus loin. « Je me souviens encore très bien de son haleine d’alcool et d’ail. Il aimait beaucoup l’ail… Il a alors voulu mettre sa queue dans ma bouche. Je l’ai frappé au visage, puis il est parti », affirme-t-il, traversé d’une violente vague de sanglots.

Quelques mois après cet épisode, Jean – qui n’a jamais travaillé dans le milieu du cinéma – a quitté le nid familial pour poursuivre ses études loin de Montréal. Et loin de Jutra.

DÉPENDANCES ET DÉLINQUANCE

À l’époque, les parents de Jean ignoraient ce que leur fils vivait. Habitués à ce que leurs enfants soient des premiers de classe, ils ne comprenaient pas pourquoi Jean éprouvait des difficultés scolaires. Il était transféré d’école en école. Aux psychologues qu’on lui a fait voir à partir de la quatrième année du primaire, il a toutefois tu son secret.

« J’étais renfermé. J’avais des épisodes de cauchemars. […] Je sentais qu’il y avait quelqu’un qui me forçait à faire quelque chose. » — Jean

Jean dit avoir été profondément marqué par les événements. Il a suivi une thérapie avec des hommes agressés sexuellement dans leur enfance. Il a aussi sombré dans l’alcool et les drogues, puis a commis des délits, ce qui lui a valu un casier judiciaire, comme l’a constaté La Presse. Conduite avec les facultés affaiblies, possession de drogues, vols à l’étalage… Une fois, raconte-t-il, il s’est fait prendre en tentant de voler des « cocos de Pâques » à la sortie d’une pharmacie. Il a pourtant toujours eu un travail et de quoi payer ses achats, affirme-t-il.

« Jean, c’est un garçon qui n’est jamais devenu un homme parce qu’il n’a pas eu la protection de ses parents. C’est une enfance volée. Alors [il] n’a jamais grandi. Il est encore un enfant quelque part », résume l’une de ses sœurs.

LA CONFESSION

Le 5 novembre 1986, atteint de la maladie d’Alzheimer, Claude Jutra se suicide en sautant en bas du pont Jacques-Cartier. Quelques semaines plus tard, Jean raconte pour la première fois son histoire à sa mère et son père.

« Ç’a eu l’effet d’une bombe, a indiqué à La Presse une autre sœur de Jean. Notre mère était traumatisée. Elle ne savait pas comment rétablir la situation. On savait que Jutra avait une tendance pour les garçons, mais certainement pas pour les petits garçons ! […] Comment pouvait-on savoir que lorsqu’il venait le chercher, un après-midi, c’était pour l’emmener vers l’abattoir. »

« Pourquoi as-tu attendu tout ce temps avant de m’en parler ? », lui a alors demandé cette sœur.

Encore aujourd’hui, Jean se pose toujours la question. « C’est probablement à cause du nom "Jutra" et de ce que ça représentait. Je ne me sentais pas capable de briser tout ça. »

*Nous avons modifié le nom de la victime afin de protéger son identité.

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