Chronique

La fabuleuse histoire d’Abby Stein

Quand Abby Stein a mis les pieds dans une épicerie hassidique de Montréal cette semaine, elle a senti tous les regards se tourner vers elle. « J’ai eu l’impression tout d’un coup que tous les gens du supermarché me regardaient et chuchotaient ! », raconte-t-elle en rigolant.

Bien que new-yorkaise, Abby, ex-juive hassidique transgenre de 24 ans, n’est pas inconnue de la communauté ultra-orthodoxe d’ici. Elle y a de la famille. Un de ses oncles est rabbin à Outremont. Son passage à Montréal cette semaine, à l’invitation de l’organisme Forward – un groupe de soutien aux juifs ultra-orthodoxes désirant quitter leur communauté dont je vous reparlerai –, n’est pas passé inaperçu.

Si j’avais croisé Abby il y a quelques années, rien ne l’aurait distinguée au premier coup d’œil des jeunes hommes que je croise dans mon quartier. Même redingote noire. Même barbe. Même chapeau de fourrure traditionnel le jour du sabbat. La jeune Abby que je rencontre dans le salon de l’amie montréalaise qui l’a hébergée cette semaine est bien différente. Des yeux soulignés d’un trait de khôl. Du vernis à ongles écarlate. Des perles aux oreilles. Chandail rayé rose et gris. Jean filiforme.

Inscrite à l’Université Columbia en études de genre, Abby semble n’avoir rien en commun avec la personne qui apparaît sur ses photos d’avant. Et pourtant, c’est la même personne. C’est simplement qu’il lui a fallu du temps, du soutien et du courage pour s’accepter. Le plus dur, me dit-elle, ce n’est pas tant d’affronter le regard réprobateur de la communauté. « Le plus dur, c’était de me révéler à moi-même. »

Son histoire n’a rien de banal. Après avoir vécu comme un garçon dans une famille hassidique de 13 enfants de Williamsburg, après un mariage et un bébé, après des années de profonde détresse, Abby a rompu ses liens avec sa communauté.

En 2012, elle est passée d’un univers ultra-orthodoxe où sa voie était tracée d’avance vers un univers où tout devenait possible – même ce qui la terrifiait. Puis, l’automne dernier, elle a entrepris la deuxième partie de sa transition en acceptant de vivre comme la femme qu’elle a toujours su qu’elle était.

Un jour de novembre, trois ans après avoir quitté sa communauté, Abby a fait sa sortie du placard dans un blogue qu’elle rédigeait jusque-là de façon anonyme. Dans son préambule, une citation d’Anaïs Nin. « Vint un temps où le risque de rester à l’étroit dans un bourgeon était plus douloureux que le risque d’éclore. » Puis, pour la première fois, elle a raconté son histoire, à visage découvert. Du jour au lendemain, le blogue jusque-là peu fréquenté a franchi le seuil des 100 000 clics. Sa sortie publique a eu à la fois l’effet d’une bombe et celui d’un baume. « J’ai reçu de nombreux messages de gens qui vivaient la même chose et se croyaient seuls. »

Longtemps, Abby s’est elle-même crue seule et surtout folle. Bien que née dans un corps de garçon, elle a toujours pensé qu’elle était une fille et qu’il valait mieux réprimer cette idée. Sans le savoir, elle souffrait de « dysphorie du genre » – l’expression désigne la souffrance des gens qui ont le sentiment d’être nés dans le mauvais corps. « J’aime dire que mon certificat de naissance prétend que je suis de sexe masculin », dit-elle.

Enfant, elle n’en a jamais parlé à personne. Elle a tenté de trouver refuge dans la religion. À l’adolescence, elle a sombré dans la dépression. À 18 ans, alors qu’elle vivait toujours sous une identité masculine, elle a suivi la voie tracée d’avance par sa communauté : un mariage arrangé. « En vivant avec une femme, j’ai réalisé que j’étais une femme. » Un garçon est né de cette union. Sa naissance a plongé Abby dans de profonds questionnements sur le genre. Il était temps pour elle de quitter sa communauté.

Une fois cette étape franchie, il lui fallait, dit-elle, se libérer de la prison de son propre corps. C’est en faisant des recherches sur l’internet – un outil qu’on lui avait toujours présenté comme étant diabolique – qu’elle a réalisé qu’elle n’était ni seule ni folle.

« J’ai découvert qu’il existait des personnes que l’on dit "transgenres". J’étais rassurée de le savoir. Et en même temps, j’étais terrifiée. »

— Abby Stein

Elle a tenté de se convaincre que ce n’était pas ça, que ça allait passer. Elle a continué à broyer du noir. Elle a ignoré les spécialistes qui lui disaient ce qu’elle ne voulait pas entendre. « J’ai essayé de fuir la réalité. » Jusqu’au jour où elle s’est finalement résignée à aller consulter un médecin spécialisé en dysphorie du genre. C’était l’été dernier. En septembre, elle a commencé un traitement hormonal, première étape de sa transition vers une vie assumée de femme. Et pour la première fois de sa vie, elle a senti qu’elle pouvait enfin être elle-même.

Ses premiers pas dans sa nouvelle vie, bien que libérateurs, ne se sont pas faits sans douleur. Quand elle a annoncé à son père qu’elle allait désormais vivre comme une femme, il lui a dit qu’il ne pourrait sans doute plus jamais lui parler. « Depuis cette conversation, je n’ai plus eu de nouvelles de sa part », dit-elle, la gorge nouée.

Depuis sa sortie publique, Abby a reçu une avalanche de mots d’encouragement ainsi que des messages de gens qui se reconnaissaient dans son parcours. Elle a aussi reçu des messages haineux, qu’elle prend soin d’ignorer. « Mais je dois dire qu’à ma grande surprise, il y a moins de haine que ce à quoi je m’attendais », dit-elle.

Depuis, son objectif est d’aider des gens qui ont un parcours similaire au sien. Pour qu’ils sachent qu’ils ne sont ni fous ni seuls.

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