actualités

Yves Boisvert se penche sur la requête du Barreau visant à faire déclarer les lois du Québec inconstitutionnelles. La démarche a été subventionnée par un programme fédéral, a-t-on appris hier.

Chronique

Mieux traduire pour protéger le français

Le français est-il mieux protégé quand on traduit mal les lois du Québec ? C’est, dirait-on, ce que pensent certains élus et commentateurs.

Depuis que le Barreau du Québec a déposé sa requête visant à faire déclarer les lois du Québec inconstitutionnelles, on en voit se déchaîner, parler de « trahison », crier à l’anglicisation…

Tout cela est de la foutaise.

Ce que demande le Barreau est tout simple, n’enlève rien à personne et en fin de compte… renforce la langue française devant les tribunaux.

Évidemment, que l’ordre des avocats demande à la Cour supérieure de faire annuler toutes les lois du Québec, ça fait désordre…

Mais de quoi s’agit-il en vérité ? La Constitution oblige le Québec, comme le gouvernement fédéral, le Nouveau-Brunswick et le Manitoba, à adopter ses lois en français et en anglais. L’Ontario, sans y être obligé constitutionnellement, le fait aussi, et très bien à ce qu’on dit.

Pour le Manitoba, il a fallu un jugement de la Cour suprême en 1985 pour le forcer à respecter son obligation constitutionnelle. Toutes ses lois depuis le début du siècle avaient été adoptées en anglais uniquement, ce qui violait carrément la Constitution. Les lois ont été déclarées nulles… mais la Cour a donné à la province un délai pour traduire ses lois.

Le Québec n’est pas du tout dans ce cas-là. On a affaire ici à un simple cas de négligence et d’incompétence.

***

Pour comprendre la requête du Barreau, il faut remonter un quart de siècle en arrière. Quand le nouveau Code civil du Québec a été adopté, on a vite réalisé que la version anglaise était bourrée d’erreurs, de fautes, de traductions imprécises. Depuis plus de 20 ans, c’est un comité bénévole du Barreau de Montréal qui a demandé – et obtenu – des centaines de modifications à la version anglaise.

Coquetterie ? Évidemment non. D’abord, les anglophones ont droit à des versions tout aussi bien rédigées que les francophones – à moins, bien sûr, de nier que les anglophones ont des droits linguistiques au Québec.

Deuxièmement, il se trouve que, constitutionnellement, les deux versions ont également force de loi.

Ainsi, depuis quelques années, les juges ne s’entendent pas sur l’interprétation à donner à l’article du Code de la sécurité routière concernant l’usage du téléphone intelligent au volant. En français, il est question de « faire usage d’un appareil tenu en main » et en anglais, on parle d’utilisation d’un « handheld device ». Des juges ont déclaré coupables des gens pour la simple utilisation de l’appareil, d’autres concluant au contraire qu’il devait être tenu littéralement.

Qu’arrive-t-il si les deux textes se contredisent ou ne disent pas tout à fait la même chose ? Le juge doit rechercher « l’intention du législateur ». Quel est le but de la disposition ? Exercice passablement périlleux à l’occasion.

Comme au Québec les travaux parlementaires se passent en français et que les légistes (ceux qui rédigent les lois) le font en français, on présume que c’est en français que cette intention est le plus clairement exprimée. Si le texte anglais est mal fait, le juge ne pourra pas l’écarter du revers de la main. Il arrivera donc que la mauvaise traduction invite le juge à pervertir le sens « original ». Le français y perd tout autant, alors.

En janvier, lors de l’étude du projet de loi 141, on s’est rendu compte que la version française disait qu’on ne pouvait annuler un contrat après 10 ans, alors qu’en anglais, on disait qu’on devait attendre 10 ans avant de le faire annuler… La contradiction a été notée et le texte, corrigé.

Mais le Barreau a noté des centaines d’erreurs de traduction dans le Code civil et le Code de procédure civile, qui sont le cœur du droit québécois. Cette confusion est évidemment inacceptable, en plus d’entraîner des débats oiseux devant les tribunaux, des coûts et, paradoxalement, une atteinte au sens français du texte.

***

Oui, mais est-ce au Barreau d’entreprendre cette contestation ? Sans doute non… mais qui le fera ? Depuis des années, le Barreau, à ses frais, s’emploie à vérifier les traductions. Ce n’est pas non plus « son boulot ».

Depuis des années, gouvernement après gouvernement, le Barreau demande qu’on prenne au sérieux l’obligation constitutionnelle linguistique. En vérité, le Barreau a tout fait pour ne pas en arriver là et avoir l’air d’attaquer « le fait français ».

Un comité l’an dernier a conclu qu’il fallait embaucher deux légistes parfaitement bilingues et d’autres traducteurs. Les libéraux n’ont rien fait. Pour économiser ? Peut-être. Je soupçonne que c’est plutôt pour ne pas avoir l’air de « céder » sur une question linguistique.

Si même le gouvernement refuse de remplir ses obligations, qui va le forcer à le faire ? Le Barreau a d’autres fois entrepris des recours pour des questions d’intérêt public. Dans ce cas-ci, évidemment, l’alerte a été sonnée dans la communauté anglophone de Montréal. Mais ce recours a été appuyé unanimement par toutes les sections régionales du Barreau. Notons que le vice-président du Barreau est Marc Lemay, ex-député bloquiste, et sans doute pas partie à un complot d’anglicisation…

Ce recours relève de la logique juridique élémentaire, pas de l’entreprise politique.

Évidemment, même une loi traduite par les meilleurs experts peut donner lieu à des débats d’interprétation linguistique comparative. Mais le dossier ici est clair : nos lois sont mal traduites et on s’en fout royalement.

Est-ce aux tribunaux de dire combien le gouvernement doit embaucher de légistes ou de traducteurs ? Non. Mais c’est aux tribunaux de constater qu’un gouvernement viole ses obligations en étant sciemment négligent.

Le Barreau a parfaitement raison dans cette cause. Mais pour des raisons politiques évidentes, quand il est question de langue, mieux vaut crier au scandale d’abord et examiner les faits ensuite…

Que va-t-il arriver ? Sans doute pas grand-chose. Un constat d’inconstitutionnalité. Une obligation technique de réparer, qui ne coûte presque rien. Aucune loi ne sera abrogée, aucun criminel ne sortira de prison. Tout le monde pourra continuer à parler en français à l’Assemblée nationale, même pour dire des niaiseries, ça aussi, c’est garanti par la Constitution.

Un programme fédéral finance le recours du Barreau

QUÉBEC — Le Barreau de Montréal a reçu « une subvention de 125 000 dollars » d’un programme fédéral afin de « couvrir les frais liés » au recours judiciaire déposé avec le Barreau du Québec pour faire invalider les lois et les règlements adoptés par l’Assemblée nationale au motif qu’ils sont inconstitutionnels.

Critiqué par certains de ses membres et par une partie de la classe politique depuis quelques jours, l’ordre professionnel des avocats a fait une mise au point hier, confirmant du même coup avoir obtenu des fonds du Programme d’appui aux droits linguistiques, dont « l’un des objectifs est d’appuyer les recours judiciaires qui permettent l’avancement et la clarification des droits lorsqu’il s’agit de causes types et que les recours à un processus de résolution de conflits ont échoué ».

Au cabinet de la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, on a préféré ne pas commenter cet aspect du dossier puisque « le litige a été porté devant la Cour supérieure ».

« Apprendre que c’est un programme de subventions fédéral qui vient financer le recours du Barreau à l’encontre des droits des parlementaires québécois, comme si nous ne traitions pas bien la minorité anglophone, c’est ajouter l’insulte à l’injure. C’est juste surréaliste. »

— Véronique Hivon, vice-cheffe du Parti québécois

« Déjà, je trouvais la poursuite mal placée, voire loufoque. Aujourd’hui, j’apprends qu’elle est financée par un programme fédéral. Je trouve cela insultant », a pour sa part déclaré Gabriel Nadeau-Dubois, co-porte-parole de Québec solidaire.

La Presse a dévoilé lundi que l’ordre professionnel des avocats et sa section montréalaise avaient déposé vendredi dernier une requête devant les tribunaux pour faire invalider les lois et règlements adoptés à l’Assemblée nationale. Selon les barreaux, l’Assemblée nationale établit « un processus législatif pratiquement unilingue suivi d’une traduction à la toute fin du processus d’adoption » d’une loi. Selon eux, la Constitution canadienne exige que l’adoption d’une loi se fasse simultanément en français et en anglais. L’actuelle façon de procéder à Québec ferait en sorte qu’il existe des incohérences entre les versions française et anglaise d’une même loi, qui doivent pourtant avoir la même valeur juridique.

« Le mois dernier, avant d’initier la procédure, les représentants des barreaux ont rencontré le président de l’Assemblée nationale, la ministre de la Justice et la ministre responsable des Relations avec les Québécois d’expression anglaise pour tenter de dénouer l’impasse », ont rappelé les Barreaux dans un communiqué.

« Ce dossier pouvait certainement se régler hors cour, comme le souhaitaient les barreaux depuis plus de sept ans », ont-ils également écrit.

« Soyons clairs, il n’est pas question que les parlementaires aient à travailler en anglais. Loin de là ! […] Le Barreau du Québec et le Barreau de Montréal ne font pas de la politique. Ils veulent une saine application de la loi constitutionnelle et l’équité pour l’ensemble des citoyens du Québec, tant les francophones que les anglophones », ont poursuivi les barreaux.

Ce recours judiciaire soulève plusieurs questions au sein de la communauté juridique. Me Félix Martineau, avocat au cabinet Roy Bélanger, à Montréal, a notamment publié cette semaine une pétition afin de dénoncer cette volonté de l’ordre professionnel de « modifier substantiellement le processus législatif d’adoption des lois qui a cours au Québec depuis des décennies ».

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.