Le centenaire du génocide arménien

Sur les pas de mon grand-père

MARDIN, Turquie — « Mon grand-père Naïm Karazivan est né ici même, à Mardin. Il a fui en 1915 avec sa mère et sa sœur. Avez-vous des informations à son sujet ? »

Jour après jour, j’ai posé cette question à tous ceux qui auraient été susceptibles de m’aider dans cette mission quasi impossible. Aucun membre de la famille de mon grand-père ne demeure encore en Turquie. La plupart ont été assassinés. Les autres se sont exilés. Ceux qui savaient ne sont plus. Ceux qui restent ont hérité de 100 ans de silence. Silence officiel de l’État turc. Mais silence aussi de ceux qui savent que pour survivre, il vaut parfois mieux se taire.

Ce voyage n’était pas un voyage ordinaire. C’était un peu comme tenter de retrouver des traces de pas dans le sable après une tempête. Ou comme marcher le cœur en berne dans un cimetière invisible. Cimetière de la mémoire de mes ancêtres. Cimetière toujours nié à 1,3 million d’Arméniens et à leurs descendants, victimes du premier génocide du XXe siècle. Terrain encore miné, 100 ans plus tard.

Pour la première fois de ma vie, je suis donc allée à Mardin, petite ville d’Anatolie, dans le sud-est de la Turquie, à 40 km de la frontière syrienne. Pourquoi Mardin ? Parce que, comme je le disais, c’est la ville natale de mon grand-père arménien Naïm, survivant du génocide des Arméniens. Né à Mardin en 1898. Déporté vers la Syrie en 1915, avec sa mère Philomène et sa sœur Marie, après que son père Elias et son frère Joseph eurent été assassinés. Égorgés sous les yeux de Philomène, selon les bribes d’informations qui me sont parvenues.

Mon arrière-grand-mère Philomène avait donc vu l’horreur de trop près. Ce n’était que le début. Elle ne savait pas encore que sa ville natale allait se transformer en charnier et que, sous ordre gouvernemental, suivant un plan établi à l’avance par les Jeunes-Turcs, on allait éliminer les Arméniens ottomans. Elle ne savait pas qu’à Mardin, 90 % des Arméniens seraient exterminés.

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J’ai voulu marcher sur les pas de mes ancêtres rescapés de cette grande catastrophe dont ils ne parlaient que très peu, trop occupés qu’ils étaient à survivre. Retrouver leur maison à Mardin, où ils ne sont plus jamais retournés après en avoir été chassés en 1915. Marcher dans ce désert où ils ont été officiellement « déportés » – un euphémisme pour dire « envoyés vers la mort », car la majorité des « déportés » n’ont pas survécu à cette longue marche dans le désert.

Voyage macabre ? L’oubli ou le déni me semblent plus macabres encore. Ils nous laissent avec l’horreur et rien d’autre. Juste une plaie béante. Je préfère parler de travail de mémoire. C’est peut-être la seule façon de ne pas se sentir écrasé par un tel fardeau.

La seule façon d’en tirer des leçons. La seule façon de ne pas assassiner une deuxième fois ceux qui sont déjà morts. C’est Elie Wiesel qui disait : « Le génocide tue deux fois. La seconde, par le silence. »

J’ai donc voulu voir les lieux du crime. Rencontrer des Turcs et des Arméniens qui en portent la mémoire. Soulever les pierres du silence et du déni. Voir où on en est, 100 ans plus tard. Tenter d’y comprendre quelque chose. Me convaincre que de cette noirceur, on peut tirer une lumière. Sinon, à quoi bon ?

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Pour guide, j’avais avec moi le livre Mardin 1915. Anatomie pathologique d’une destruction, de l’historien français Yves Ternon (Geuthner, 2007). Un livre, traduit récemment en turc, qui permet de connaître avec un niveau de précision chirurgical les circonstances de l’extermination de la communauté arménienne de Mardin. On y trouve des récits à glacer le sang qui ont le mérite de sortir les victimes de la masse anonyme de morts. En les lisant, on en vient à connaître nom par nom ceux qui, un jour, mais plus souvent une nuit, ont été envoyés dans des caravanes de la mort, torturés, puis exécutés. Ces gens ne sont plus des statistiques. Ils ne sont plus des inconnus dans un convoi, des squelettes dans un charnier, des réfugiés dans un désert. Ils sont des pères, des fils, des grands-pères, des mères, des sœurs, des filles…

L’historien Yves Ternon voit dans ces récits une façon de donner une « sépulture, toute fictive certes mais réellement signifiante » aux membres d’une communauté mutilée. Il a bien raison. À peu près tous les Arméniens que j’ai rencontrés à Mardin m’ont parlé de son livre. Quand la version turque a été publiée, certains en ont commandé des dizaines d’exemplaires pour les distribuer à leurs voisins kurdes. Pour la première fois, une histoire tragique qui était tue depuis 100 ans était enfin révélée. Ce n’est pas rien.

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