Chronique

Pied de nez à la mort

Cela commence par quelques gouttes de sang au creux du mouchoir. Rien de très inquiétant.

Les semaines passent. Les saignements sont de plus en plus fréquents, de plus en plus abondants.

Au bout de six mois, Mathieu Kirouac saigne du nez au moindre effort. C’en est devenu insupportable. Il se résigne à consulter un médecin. Déjà, il s’attend au pire ; ça le frappe quand même comme une tonne de briques.

Il y a bel et bien une bête qui gruge son appendice nasal. Une bête, un crabe. Le cancer.

Pour l’écraser, Mathieu a le choix. Un traitement de radiothérapie à très fortes doses – un conflit nucléaire en plein visage qu’il n’a que de 60 % à 70 % de chances de gagner.

Ça, ou l’amputation.

Mathieu se rappelle la chanson Dehors novembre, de Dédé Fortin, dans laquelle il dit : « Mon corps, c’est un pays en guerre su’l point d’finir ». Dans tous les cas, il sait que la bataille sera sanglante. Face au massacre annoncé, il n’a que le choix des armes.

Il opte pour la lame plutôt que pour l’atome. Mais ce n’est pas vraiment un choix. Personne ne choisit de perdre son nez. Un gouffre s’ouvre à ses pieds. Un vertige l’assaille. Il songe à en finir. « Si quelqu’un doit me faire un trou au milieu du visage, ce sera moi et personne d’autre », confie-t-il à sa blonde.

Mathieu a peur. De la souffrance et de la mort, bien sûr. Mais du regard des autres, surtout.

Il s’imagine déjà dans la peau de l’homme-éléphant, de l’animal de foire, d’une bizarrerie exposée au cabinet de curiosités. Il s’imagine le dégoût dans les yeux des enfants, la pitié dans ceux de leurs parents.

Il maudit la vie de lui avoir joué un si mauvais tour. Comme si la fée bleue de Pinocchio, après une soirée trop arrosée, avait titubé jusqu’à son lit pour lui jeter un sort à l’envers : pour chaque vérité dérangeante, son nez rétrécirait, jusqu’à disparaître…

Et puis, Mathieu se ressaisit. Il chasse son angoisse, sa peur et sa colère. Il est prêt pour la bataille nasale.

Il sent que l’expression « se faire dévisager » prendra bientôt pour lui un sens dramatiquement plus littéral.

***

Le 15 septembre 2017, Mathieu Kirouac entre dans une salle d’opération de l’Hôpital général juif de Montréal vêtu d’une jaquette bleue, les fesses à l’air et la peur au ventre.

Il en ressort avec un nez en moins.

La salle d’op a été un vrai chantier. On a pulvérisé le roc, broyé le pic, dynamité le cap, que dis-je, désintégré la péninsule qui se dressait au milieu du visage de Mathieu.

Mais on n’a pas remblayé. Il reste un trou béant.

Pendant des jours, Mathieu refuse de regarder sa plaie. Ses parents le conduisent au CLSC pour son changement quotidien de pansement. À 47 ans, il a bien son permis de conduire, mais il est myope.

Pas de nez, pas de lunettes…

En retirant son bandage, c’est inévitable : l’infirmière a un léger mouvement de recul. À peine perceptible, mais aussi déchirant qu’un coup de poignard. Mathieu sent bien qu’à sa vue, les gens détournent le regard. Qu’il dérange.

Un jour, il se dit : « Fuck that. » Il ne restera pas cloîtré pour éviter le regard des autres. « Je suis là. Il faut que ça serve à quelque chose que je sois encore en vie. »

Il colle des lunettes sur son front pour aller au match du Canadien au Centre Bell. Il dessine un nez sur son pansement pour assister à un spectacle des Cowboys Fringants. « J’ai l’air d’un hiéroglyphe ! »

Ou, peut-être, du Sphinx de Gizeh.

Dans la foule, les têtes se tournent. Fuck that. « En fait, je veux juste faire un pied de nez à la mort. »

***

Avec toute la fébrilité d’un futur papa, Mathieu attend son nouveau nez. Il n’en peut plus d’attendre.

Avec quoi entreprendre les travaux d’excavation ? Il ne veut rien savoir d’une greffe et des médicaments antirejets qui l’accompagnent. Il penche pour la reconstruction faciale – mais il hésite. Le succès n’est pas garanti. Son nez, façonné dans des bouts de côte, d’oreille et de front, n’aura pas l’air naturel.

Il cherche, cherche et finit par tomber sur le numéro de téléphone d’un autre amputé du nez. Il l’appelle.

« Écoutez, je n’ai pas du tout aimé la prothèse, c’était inconfortable, désagréable. Finalement, j’ai trouvé une artiste qui fait des nez à Québec. »

Mathieu sourit en s’imaginant une petite vendeuse de nez postée derrière un étal du Vieux-Québec. « Approchez, approchez, il y en a pour tous les goûts ! Des grecs, des busqués, des aquilins, des retroussés, des épatés… »

En réalité, cette artiste est Louise Desmeules, qui a longtemps été la seule et unique épithésiste de la province. Épithésiste comme dans épithèses, les prothèses faciales ultraréalistes qu’elle fabrique depuis 20 ans à l’Hôtel-Dieu de Québec.

Vingt ans que Louise Desmeules sculpte des nez, des yeux et des oreilles en silicone, poussant le réalisme jusqu’à reproduire les rides, les poils, les vaisseaux sanguins et le grain de la peau. Le résultat est saisissant. Chacune de ses pièces est une œuvre d’art, dont l’achèvement se mesure à son invisibilité ; plus l’épithèse se fond au visage du patient, plus elle est réussie.

Vingt ans que Louise Desmeules change des vies.

Vingt ans que le ministère de la Santé du Québec refuse de le reconnaître. Il la considère comme une simple « thérapeute par l’art », lui accordant un salaire amputé, si je puis dire, de 20 000 $ à 30 000 $ par rapport à celui des épithésistes – reconnus, ceux-là – de l’Ontario et de l’Alberta.

***

Juillet 2018. Neuf mois ont passé depuis le début des grands travaux dans le visage de Mathieu Kirouac. Comme chaque été, le Vieux-Québec est envahi par les touristes. Ils semblent assiéger le vénérable Hôtel-Dieu.

Le 26, Mathieu sort de l’hôpital. Avec son nouveau nez.

Il a mis – enfin – ses lunettes. Tout de suite, son regard sur le monde change. Mais c’est surtout le regard des autres qui n’est plus le même. Louise Desmeules a bien travaillé.

Il arpente les rues du Vieux-Québec sans but précis, savourant le plaisir de se fondre dans la masse. Un touriste s’approche, lui demande son chemin. « Avant, il n’aurait jamais fait ça. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.