Opinion Le Canada et l’ALENA

L’incertitude persiste malgré un changement de ton

Scénario géopolitique

La dernière ronde de renégociation de l’ALENA qui s’est tenue à Washington le mois dernier a provoqué un réveil brutal pour les négociateurs canadiens. L’optimisme affiché depuis l’élection de Trump concernant la possibilité d’effectuer de simples ajustements à l’accord a laissé place à la consternation face à l’intransigeance et à l’ampleur des revendications américaines, jusque-là relativement floues.

La cinquième ronde de négociation a débuté cette semaine à Mexico et se poursuivra jusqu’au 21 novembre. Bien que l’on ne puisse exclure un nouveau dérapage, les partenaires se sont entendus pour aborder des sujets peu controversés en vue de changer le ton et le momentum. À la demande des Américains, les partenaires se sont également mis d’accord pour prolonger les négociations jusqu’à la fin du 1er trimestre de 2018. À moins que les Américains modèrent considérablement leurs ambitions, le nouvel échéancier apparaît peu réaliste, même si le secrétaire au Commerce américain a insisté cette semaine qu’il restait très peu de temps aux négociateurs.

L’évolution de la conjoncture géopolitique américaine favorise le Canada

Il ne faudrait pas sous-estimer l’opposition à la résiliation de l’ALENA aux États-Unis. L’incertitude marquée qui a suivi les négociations de Washington a provoqué une levée de boucliers au Congrès (dont la majorité des membres favorisent le libre-échange), chez les entrepreneurs, sur Wall Street et dans les États agricoles du Midwest. La Chambre de commerce s’est notamment mobilisée dès le lendemain de l’échec de la quatrième ronde pour se porter à la défense le traité.

Quant à l’électorat, la chute du chômage, les annonces bien calibrées de « rapatriement » d’entreprises américaines, et de nouveaux enjeux comme la santé et la réforme fiscale, ont contribué à reléguer les ententes commerciales au second plan. En revanche, même si plusieurs des conseillers économiques du président sont favorables au libre-échange, les principaux acteurs dans le dossier de l’ALENA, soit le secrétaire au Commerce Wilbur Ross et le négociateur en chef Robert Lighthizer demeurent des protectionnistes convaincus.

En parallèle, la situation du gouvernement Trump devient de plus en plus précaire. Les nombreuses révélations qui ressortent des enquêtes en cours laissent peu de doutes sur les manquements éthiques de Trump et de sa garde rapprochée dans au moins trois dossiers : la collusion avec les Russes, l’obstruction de la justice, et les transactions financières illégales de l’empire immobilier Trump.

Chacun de ces dossiers pourrait mener à la destitution de Trump, ce qui préoccupe la Maison-Blanche au plus haut point.

Le taux d’approbation de Trump dégringole lentement (environ 38 %), et la population américaine est en désaccord avec lui sur plusieurs enjeux clés, y compris la santé, la réforme fiscale (du moins telle qu’elle s’articule dans l’actuel plan républicain), l’environnement, la politique extérieure et même le contrôle des armes. La défaite cuisante des républicains dans les élections en Virginie et ailleurs la semaine dernière a secoué le Parti, et les sondages démontrent qu’il s’agit d’un ressac contre Trump lui-même et ses politiques. Plusieurs élus républicains au Congrès ne se gênent plus pour dénoncer non seulement les politiques de Trump, mais aussi sa compétence et son tempérament. Les critiques acerbes et personnelles de trois sénateurs républicains respectés – McCain, Jeff Flake, et Bob Corker – sont sans précédent dans l’histoire récente des États-Unis.

Un grand nombre d’élus républicains, qui font face à des primaires dans les prochains mois, suivis par une élection mi-mandat en novembre 2018, ont opté pour la discrétion ou la fidélité au président de peur d’attirer les foudres de la « base » de Trump. En ce qui a trait aux intentions de vote pour les élections mi-mandat, le parti démocrate possède une avance d’une dizaine de points, et deux Américains sur trois continuent à croire que le pays se dirige dans la mauvaise direction. Un échec républicain aux élections, y compris la perte de contrôle de la Chambre ou du Sénat, ou des deux, jumelé au dépôt du rapport Mueller incriminant le président, pourraient mener à une procédure en destitution qui mettrait fin à sa présidence. Rappelons que le vice-président Pence qui lui succéderait a appuyé tous les accords de libre-échange pendant ses 14 années au Congrès, y compris l’ALENA, et le Traité Trans-Pacifique.

Une stratégie canadienne : se hâter lentement ?

Au Mexique, une résiliation de l’ALENA ou un mauvais accord avant la présidentielle de juillet 2018 serait perçu comme une autre manifestation de l’intransigeance et du mépris de Trump à l’égard de ses voisins du Sud, et pourrait conduire à l’élection du candidat de gauche Lopez Obrador. Ce dernier bénéficie d’une légère avance dans les sondages, et a toujours manifesté son « scepticisme » à l’égard des États-Unis et de l’ALENA. Au plan géopolitique, son élection serait une mauvaise nouvelle pour les États-Unis. Même le gouvernement mexicain actuel a affirmé que l’échec des négociations nuirait à la coopération sur la sécurité et l’immigration. Dans ce contexte, les États-Unis auraient tout intérêt à attendre après les élections s’ils entendent maintenir la ligne dure dans les négociations.

Pour le Canada, la résiliation de l’ALENA et la détérioration des relations entre ses deux partenaires commerciaux ouvriront la porte à une entente bilatérale avec les États-Unis. L’empressement du premier ministre Trudeau le mois dernier à Washington d’ouvrir la porte à une entente bilatérale était sans doute une erreur, qu’il a en partie corrigée dans les jours qui ont suivi sa rencontre avec le président Peña Nieto au Mexique. Pour le moment, le rapprochement, pour ne pas dire le « front commun » avec le Mexique, demeure la meilleure stratégie.

Évidemment, la conjoncture peut toujours changer. Mais à moins que l’imprévisible Trump décide de se contenter d’une victoire symbolique, le Canada a tout avantage à être patient et faire durer les négociations le plus longtemps possible.

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