« S’abandonner au vert »

Chaque printemps me revient en mémoire un conseil que m’a donné un vieux médecin : « Tu devrais regarder les arbres plus souvent. »

Je sortais à peine de l’adolescence, il me trouvait anxieuse et coincée dans ma tête. Je l’étais effectivement. Lui, ce qui l’apaisait, c’était de prendre un moment pour fixer les feuilles : leur mouvement, leur forme, leur couleur.

C’est beau, une feuille. Ça calme, un arbre. Je devrais essayer, qu’il disait.

J’ai mis une bonne décennie avant de mettre en application son conseil.

Je tournais une série documentaire quand j’ai rencontré Bernadette Rey, pionnière en shinrin-yoku, au Québec. Cette pratique japonaise – aussi connue sous le nom « bain de forêt » – est reconnue pour ses bienfaits contre le stress et l’angoisse.

En somme, on se balade en forêt pour jouir de l’effet relaxant des phytoncides, des molécules émises par la végétation (notamment le pin, l’érable et le chêne). On en profite pour observer la nature, écouter les oiseaux, toucher les écorces ou étreindre les boulots qui captent notre attention.

On prend son temps et la forêt pour thérapeute.

Depuis ma rencontre avec Bernadette Rey, j’adore me promener dans les sentiers du mont Royal à un rythme ridiculement lent, sans écouteurs ni objectif, pleinement plongée dans l’environnement que j’arpente.

Je comprends enfin la valeur d’un moment consacré à l’observation plutôt qu’à la réflexion.

Vous vous rappelez, enfant, quand vous passiez toute une récréation à tapoter une branche dans une flaque d’eau ? Un bain de forêt, dans mon cas, ça peut ressembler à ça. Je laisse mes sens me guider et je me souviens qu’au fond, je ne suis pas grand-chose dans le grand ordre du monde.

Il y a un poème de Chantal Ringuet qui me parle beaucoup, à cet effet. Il se trouve dans son tout récent recueil Forêt en chambre (Éditions du Noroît), entre de magnifiques photographies prises par Marc-André Foisy…

sur le versant nord

de la montagne

des chemins abrupts

accueillent tes chaussures

souillées de boue

des chardons griffent tes mollets

soudain le jour

lance des confettis

akènes plumeux

des saules indigènes

tu assistes au miracle

d’une nouvelle dispersion

***

Cette année, à Montréal, les feuilles sont sorties en même temps qu’une effroyable nouvelle.

Le vert s’est timidement pointé le jour où on a appris que la Cour suprême des États-Unis comptait s’attaquer au droit à l’avortement.

Jonathan Van Ness, qui anime la balado Getting Curious et milite activement pour les droits des communautés marginalisées, a publié le message suivant, sur Instagram : « Nous sommes en colère as fuck. Si vous avez besoin d’une pause pour en apprendre plus sur les arbres et ensuite retourner combattre cette Cour conservatrice et les élus qui l’ont instaurée, alors ceci est pour vous. » [Traduction libre]

Le ceci en question, c’était un épisode de balado au sujet des arbres.

Ça m’a fait sourire. C’est vrai que lorsque la frustration monte, il n’y a rien pour m’apaiser momentanément comme une forêt… (Même si on s’entend que si j’habitais dans le bois, je serais tout de même très fâchée contre toute personne voulant gérer le système reproducteur d’autrui.)

Dans cet épisode de la balado Getting Curious, Jonathan Van Ness s’entretient donc avec la professeure Beronda Montgomery. L’autrice de l’essai Lessons from Plants répond à des questions telles que : c’est quoi, une feuille ? Comment les plantes survivent-elles aux tempêtes de glace ? Et pour qui se prennent les cèdres ?

C’est très instructif.

Puis, vers la fin de la discussion, Beronda Montgomery réfléchit à la notion de trauma.

Elle explique que lorsqu’un arbre perd une grosse branche, il répond en deux temps. D’abord, il génère une substance antiseptique pour prévenir les infections bactériennes. Ensuite, il crée une fine couche de cellules sur la plaie dont résultera un bourrelet, aussi appelé callus. Aucune branche ne poussera sur cette zone cicatrisée, mais l’arbre trouvera d’autres chemins pour continuer à croître.

Pour la chercheuse, il y a là deux leçons à retenir.

D’abord, on doit reconnaître un trauma pour grandir. Selon elle, l’humain n’aime pas beaucoup réfléchir aux conséquences d’un traumatisme. Entre se gratter le bobo et passer rapidement à autre chose, il préfère la seconde option. Or, comme l’arbre, il doit prendre le temps de panser ses blessures pour croître.

Ensuite, selon l’autrice, l’humain meurtri veut souvent aller de l’avant, quitte à continuer d’avancer dans la voie qui l’a vu souffrir… L’une des réponses légitimes au trauma est pourtant de tourner le dos à la situation ou à la personne qui nous a blessé. On peut trouver un tout nouveau chemin, comme l’arbre qui fait pousser ses branches loin de sa cicatrice.

Pour elle, les arbres peuvent non seulement nous apaiser, mais aussi nous apprendre à vivre différemment. Mieux.

En cohérence avec notre environnement, nos proches et nos blessures.

***

Malgré tout ce qui ne tourne pas rond avec notre monde et le paquet de bobos que je porte, j’ai la forêt romantique, ces jours-ci.

C’est à cause de Chantal Ringuet.

Depuis que j’ai lu son recueil, un de ses poèmes me vient en tête quand je m’émerveille devant les feuilles qui prennent de plus en plus d’espace.

Je vous le copie ici, au cas où il vous ferait du bien aussi…

et si aimer n’était que ça

jouir puis mourir

dans un océan de feuillages

s’abandonner au vert

S’abandonner au vert. C’est beau, non ?

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