Chronique

Si l’école était importante (8)

Vous vous souvenez de Béatrice ? Je vous ai parlé d’elle, fin septembre. Je vous avais promis une carte postale de cette enseignante qui songe à quitter le métier.

En voici une.

Vous dire qu’en octobre, Béatrice s’est un peu fâchée en écoutant la radio. C’est qu’Alain Gravel a dit, parlant de son métier à elle, prof : « Quand on choisit ce métier, on choisit une vocation. »

C’est un constat partagé par beaucoup de monde. J’en suis.

Mais Béatrice trouve que nous sommes tous dans le champ : « Soyons porteurs de cette belle vocation et acceptons de travailler dans des conditions inacceptables, m’a-t-elle écrit. C’est ça qu’on doit comprendre ? Qu’est-ce que le terme vocation vient faire là-dedans ? Cette vocation dont vous parlez, celle exprimée par tant de monde, je n’en suis pas porteuse. Moi, je voudrais être une professionnelle de l’enseignement. Voilà. »

Béatrice sait que sa charge de travail est trop lourde pour bien s’occuper de tous ses élèves, dont près du quart est « en difficulté ». Ça l’irrite, ça la fait sentir incompétente. D’où cette réflexion lancinante : démissionnera-t-elle, après cette année scolaire ?

Sa carte postale du front a jazzé sur le concept de « vocation », quatre pages de ça. Extrait : 

« Le mot “vocation” ne devrait-il pas être réservé aux individus qui choisissent de travailler dans des conditions dangereuses, genre les médecins et journalistes en pays de guerre ? »

Sinon, il y a Simon qui a besoin d’encadrement pour absolument tout ce qui doit se faire en classe. Christophe, un doué, devrait faire de l’enrichissement, mais Béatrice doit s’occuper de Thomas, son TDAH.

Mais pour ces trois élèves qui ont besoin d’elle, Béatrice n’a que des moignons d’énergie et de temps. Ça lui fait des trous dans l’âme. « C’est épouvantable. »

***

Quand Alain Gravel a fait ce commentaire sur la vocation des profs, un peu avant 7 h le 13 octobre, il commentait une étude de Thierry Karsenti, de l’Université de Montréal, qui conclut que 25 % des jeunes enseignants quittent l’enseignement après quelques années. Un autre type de décrocheurs.

Plus de 1200 acteurs de l’enseignement québécois ont été consultés pour cette étude. Le chercheur Karsenti a isolé six facteurs expliquant le décrochage des enseignants. Je les résume : c’est un métier laborieux, qui bouffe un temps fou (soirs et week-ends en correction et préparation), la gestion de classe est un « fléau » pour ces recrues mal préparées : moins on a d’ancienneté, plus on hérite des classes difficiles, celles où on trouve – justement – le plus d’élèves en difficulté.

Les élèves en difficulté : c’est évoqué dans l’étude et ça revient toujours dans les observations des profs quand ils me racontent la lourdeur du métier.

Ce sont des élèves dont on dit qu’ils ont des « troubles d’apprentissage », un très large spectre de conditions neurologiques qui font qu’apprendre est plus difficile pour ces enfants que pour la moyenne des oursons.

Naguère, ces élèves étaient parqués dans des ghettos scolaires. Québec a décidé de les intégrer dans les classes régulières. Ça se fait si ce qu’on appelle « les services » suivent en classe, dans les écoles, pour appuyer les profs comme Béatrice : techniciens en éducation spécialisée, orthopédagogues, psychoéducateurs, orthophonistes, etc.

Ce fut vrai, sans être parfait. Mais quand il faut réduire les dépenses, on ne peut pas supprimer les postes de profs, protégés (heureusement) par le plancher d’emploi. Alors on élimine les postes de professionnels, qui n’en ont pas (malheureusement). À la fin de la dernière année scolaire, c’est 250 de ces postes qui ont été supprimés, alors que les besoins sont criants.

Résultat, ces élèves sont encore envoyés dans les classes régulières. Sans le soutien nécessaire. Et des profs qui n’ont pas été formés pour ça se retrouvent avec cinq, six, sept enfants en difficulté. Sur 25, 26, 27 élèves. Toute la classe en pâtit.

Je commence à me dire que la place de ces enfants, ce n’est pas en classe régulière. Elle est peut-être mille fois plus dans des classes et des écoles adaptées. Comme l’école Vanguard à Montréal où, dit-on, cet enseignement adapté fait des miracles.

Si l’école était importante, il n’y aurait pas une poignée d’écoles comme Vanguard à Montréal, au Québec.

Il y en aurait plein.

Il y en aurait partout, en fait, parce que des élèves en difficulté, il y en a partout.

Ces élèves auraient ainsi la chance de réaliser leur plein potentiel, de ne pas devenir des décrocheurs qui constitueront un bon bassin de cheap labor pour Walmart, McDo et Couche-Tard.

Et les profs des classes régulières, comme Béatrice, pourraient enseigner sans devoir se transformer en orthopédagogues, ce qu’ils et elles ne sont pas.

***

Tu te trompes, Béatrice. Tu as la vocation.

Quand tu demandes, rageuse : « Que vont devenir ces élèves ? », à propos de ceux que tu négliges forcément parce qu’à bout de souffle et à court de temps, c’est une femme qui a la vocation qui pose la question. Ne pas l’avoir, tu te ficherais de la réponse à cette question.

Alors je pense que c’est toi qui es dans le champ, Béatrice. Tu l’as, la vocation.

Mais comme société – je parle de nous tous, je parle de François Blais, je parle de moi –, choisir de réduire le décrochage des profs à un certain mou dans la vocation est une excuse bien commode pour masquer un mal qui donne le vertige, celui du bordel qu’est ce système scolaire québécois.

Tu as la vocation, Béatrice. Mais avoir la vocation, ça ne transforme pas une prof en pieuvre, ça ne la protège pas du surmenage et ça ne lui enlève pas l’envie d’un autre job, ailleurs, dans un autre domaine, un autre job qui ne paierait pas forcément plus, mais qui lui boufferait moins de temps. Qui lui boufferait moins d’âme, aussi.

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