Ahuntsic-Cartierville

Des taudis par centaines

Quand Charles-Hugo Lafortune, intervenant au Comité logement Ahuntsic-Cartierville (CLAC), a rencontré Muhammad Salar pour la première fois, ce dernier vivait avec ses cinq enfants dans un appartement infesté de moisissures, dont la température moyenne avoisinait les 16 degrés l’hiver.

« Il y avait des moisissures partout. Sur les murs, les plafonds, dans les placards. Et l’isolation était totalement déficiente », raconte M. Salar, qui a vécu pendant neuf années dans ce logement de la rue Grenet avec sa femme et ses enfants. Il versait 600 $ par mois au propriétaire pour son quatre et demi.

Quand la famille a finalement déménagé, en mai, l’appartement a été condamné.

Il l’est toujours.

Andrea Aldeman, 62 ans, vit depuis deux ans un énorme problème de blattes. Quand M. Lafortune l’a visitée pour la première fois, elle s’est assise sur son divan. Il a rapidement vu les coquerelles lui grimper sur les bras. La banque alimentaire locale avait signalé son cas au Comité logement parce qu’on y avait noté que des bestioles s’échappaient de son sac à main.

« Le problème de coquerelles est horrible ! »

— Andrea Aldeman

« L’entrée de l’immeuble a été refaite. Avant, c’était du tapis et quand on entrait, on marchait sur des coquerelles mortes », raconte M. Lafortune.

Muhammad Salar et Andrea Aldeman sont loin d’être des cas uniques, dans cette enclave de taudis du secteur Laurentien-Grenet, dans le nord de Montréal.

Des propriétaires négligents sévissent depuis des années dans ce secteur peuplé aux deux tiers par des nouveaux arrivants, où le taux de chômage dépasse les 21 %. Plus de la moitié de la population du secteur a un faible revenu.

« La pointe de l’iceberg »

L’an dernier, le Comité logement Ahuntsic-Cartierville a décidé de prendre ce problème lancinant à bras le corps. Pendant 11 mois, deux intervenants ont été mandatés pour visiter le plus grand nombre de logements possible afin de prendre la réelle mesure du problème d’insalubrité. La Presse a obtenu le rapport qu’ils ont produit, et qui sera rendu public aujourd’hui.

Rémi Bureau et Charles-Hugo Lafortune ont frappé à 2308 portes, soit plus de la moitié des logements de la zone. Des 789 ménages qui ont accepté de leur parler, près de la moitié (363) disaient vivre des problèmes d’insalubrité.

Dans tous les cas où les locataires disaient connaître des problèmes d’insalubrité, les deux intervenants leur proposaient de porter plainte à la Ville, comme c’est leur droit. Seulement 182 ménages ont envisagé la possibilité de porter plainte et 113 ont finalement déposé une requête à l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville. Au premier rang des problèmes soulignés : la présence de blattes, ensuite les punaises, puis les moisissures et la présence de souris ou de rats.

« Ce qu’on peut en conclure, c’est que les requêtes déposées à la Ville, ce n’est que la pointe de l’iceberg, dit Rémi Bureau. Seul un ménage sur quatre a accepté d’en déposer une parce que ça les met dans une dynamique désagréable avec leur propriétaire ou leur concierge. Et les gens qui prennent action, c’est loin d’être sûr que ça se solde par un avis d’infraction au propriétaire. »

En effet, des 113 requêtes déposées par les locataires du secteur Laurentien-Grenet, 65 ont finalement entraîné la visite d’un inspecteur. Quelque 22 requêtes ont été abandonnées… parce que les locataires, à bout de patience, ont déménagé. 

« Les requêtes sont liées à la personne, pas au logement. Donc quand la personne s’en va, le problème est considéré comme réglé… même s’il ne l’est pas en réalité. »

— Rémi Bureau, intervenant au Comité logement Ahuntsic-Cartierville

Combien de cas ont débouché sur un avis d’infraction au propriétaire ? Seulement 17. Et tout cela, après de longs mois d’attente : le délai moyen entre l’ouverture de la requête et une inspection de la Ville s’élève à près de cinq mois. La première intervention de l’arrondissement, généralement une simple lettre, n’arrive pas avant 37 jours, en moyenne.

« Les gens se parlent. Et s’ils ont l’impression que ça ne donne rien, porter plainte à la Ville, ça va se savoir. Peut-être que si ça allait plus vite et ça donnait plus de résultats positifs, il y aurait plus de requêtes déposées », observe Rémi Bureau.

« Il fait 10 degrés dans mon logement »

Car dans toute cette opération, un seul cas risque de se solder par un constat d’infraction au propriétaire. Celui d’une locataire de Guoji Shan, un propriétaire bien connu depuis des années pour la gestion désastreuse de ses immeubles. La dame en question vit depuis deux ans dans un logement au chauffage nettement déficient.

« Quand il fait très froid, il fait 10 degrés dans mon logement », raconte la dame, qui nous a demandé de garder l’anonymat, car elle craint d’envenimer les relations avec son propriétaire.

De plus, elle a été aux prises pendant des mois avec une infestation majeure de souris. « Quand je me suis plaint, le propriétaire m’a dit : ‟il y en a partout, des souris, au Canada”. »

Elle a déposé une requête à l’arrondissement le 16 mars 2016. Le propriétaire s’apprête à recevoir un constat d’infraction. Nous sommes en janvier 2017.

Et la femme vit toujours dans un logement sans chauffage adéquat.

En chiffres

789 ménages visités par le CLAC

363 vivaient des problèmes d’insalubrité

182 ont envisagé de déposer une requête à la Ville

113 ont déposé une requête

65 logements inspectés

17 avis d’infraction ont été délivrés

1 seul constat d’infraction a été délivré

Que pourrait faire la Ville ?

Donner plus de temps aux inspecteurs

Les inspecteurs des arrondissements sont loin de consacrer tout leur temps aux questions d’insalubrité. Ils sont responsables de délivrer des permis de construction, d’encadrer les enseignes commerciales, d’assurer une présence au comptoir de l’arrondissement. Environ 20 % de leur temps est consacré aux questions d’insalubrité. « Il est contradictoire qu’un si faible nombre d’heures soit alloué aux questions de logement dans le travail des inspecteurs », souligne le rapport du CLAC.

Que pourrait faire la Ville ?

Mener des inspections préventives

Le Vérificateur général de Montréal a déjà fait une recommandation à cet effet dans son rapport de 2011. De nombreuses tournées effectuées par diverses instances ont permis de cibler des immeubles problématiques, qui pourraient être inspectés même s’il n’y a pas eu de plainte. Dans certaines villes, comme Boston et Los Angeles, de telles inspections sont obligatoires afin de pouvoir louer un logement.

Que pourrait faire la Ville ?

Faire payer les propriétaires pour les visites

Los Angeles, New York, Boston, Toronto et Vancouver le font. À New York, les propriétaires doivent payer 200 $ par logement inspecté par la Ville, puis 100 $ pour chaque inspection subséquente. À Boston, le tarif oscille entre 50 et 75 $. À Toronto, c’est 94 $ par visite et 55 $ de l’heure pour le temps additionnel. Et à Montréal ? Rien du tout.

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