Santé mentale au masculin

« Une tape dans le dos, c’est pas assez »

« J’étais en état de choc », dit Mario*, la quarantaine, en repensant au moment où sa copine – enceinte de leur premier enfant – l’a quitté. Carl a aussi des souvenirs douloureux d’une rupture amoureuse ancienne. « J’ai passé deux ans à brailler et à regarder par la fenêtre », raconte le jeune homme. Alors, quand sa nouvelle blonde l’a largué, il y a environ 18 mois, il n’a pas voulu répéter la même erreur : il a cherché de l’aide.

Carl a appelé au CLSC. Sans succès. « Si tu vas au CLSC, il faut que tu sois vraiment au bord du suicide pour qu’ils te prennent », dit Mario. Carl confirme : on lui a demandé s’il était suicidaire, il a dit non, alors il a été avisé qu’il y avait quatre mois d’attente… De l’aide, il en avait besoin tout de suite. Alors il a appelé une ligne d’écoute. Peut-être Tel-Aide, il n’est plus certain.

« J’ai braillé au téléphone et j’ai raconté mon histoire, mais au bout de 30 ou 45 minutes, je me suis fait dire que la consultation était finie, raconte-t-il, l’air encore stupéfait. J’ai trouvé ça ridicule. » Peu après, il a rappelé au CSLC. On lui a encore demandé s’il était suicidaire. Il ne l’était pas plus que la fois d’avant, mais il a insisté. Il trouvait horrible de se faire rejeter comme ça. « Déjà que c’est dur d’appeler », glisse-t-il, comme si c’était une évidence.

Carl a raison : pour bien des hommes, demander de l’aide ne va pas de soi. Les Québécois de sexe masculin veulent presque tous (85 %) résoudre leurs problèmes seuls, a révélé une enquête dirigée par Gilles Tremblay, spécialiste de la condition masculine attaché à l’École de service social de l’Université Laval. Plus encore : près de 60 % d’entre eux refusent de demander de l’aide, même s’ils savent qu’ils en ont besoin. Sur ce plan, les jeunes hommes ne font d’ailleurs pas mieux que leurs aînés.

« Il faut vraiment qu’il soit minuit moins une parce que, au début, on pense que ça va se régler tout seul. On pense tout le temps que ça va passer », explique Mario.

« Dans mon entourage, les gars qui n’ont pas consulté parlent encore de leur rupture comme si c’était arrivé hier. Ils n’ont pas fait de cheminement. »

— Mario*

HOMME TROP AUTONOME ?

« La souffrance n’est ni masculine ni féminine. Ce qu’il faut comprendre, par contre, c’est que l’expression de la souffrance est très socioculturelle », précise Philippe Roy, spécialiste de la prévention du suicide et de la santé mentale au masculin. 

Plusieurs professionnels rencontrés par La Presse+ dans des colloques sur la santé et le bien-être des hommes l’ont dit d’une façon ou d’une autre : les hommes n’apprennent pas à demander de l’aide, et les professionnels auxquels ils s’adressent ne sont pas toujours outillés pour les accueillir.

« On demande aux hommes de s’habiller en femmes pour demander de l’aide », a résumé Gilles Tremblay, en septembre dernier, lors d’un colloque tenu à Laval. Sa boutade voulait illustrer que le système ne tient pas compte de la manière qu’ont les hommes d’exprimer leur souffrance et ne sait pas trop comment y faire face. « C’est à nous de changer pour mieux rejoindre les hommes », estime d’ailleurs la psychologue Brigitte Lavoie, spécialiste de l’intervention auprès de la clientèle masculine.

Qu’est-ce qui est si différent ? Tout d’abord, les hommes attendent plus longtemps avant de demander de l’aide. Alors quand ils s’y résignent, leur niveau de détresse est élevé et ils veulent être pris en charge tout de suite. « Dans notre système de santé, on n’a pas toujours des ressources disponibles pour un besoin pressant », déplore Philippe Roy.

UN RÉFLEXE À CHANGER

La résistance des hommes peut s’expliquer de plusieurs façons, qu’il est possible de résumer en une idée : la socialisation masculine.

« Avec les enfants, les parents agissent différemment : ils favorisent l’attachement chez les filles et l’autonomie chez les garçons. »

— Gilles Tremblay, spécialiste de la condition masculine

Par ailleurs, en l’absence de modèles masculins proches, le garçon tendrait à se définir « par la négative », c’est-à-dire à mettre de côté ce qui est perçu comme « féminin ».

« Entre hommes, on ne parle pas trop de nos émotions, admet Richard*, 54 ans. On va parler de la colère, des frustrations, mais le reste, on tient ça un petit peu loin. »

Pierre L’heureux, qui forme des professionnels à intervenir auprès des hommes, ajoute que la façon dont les hommes se soutiennent les uns les autres ne favorise pas l’expression de la souffrance. « On se dit l’un à l’autre que ça va passer, dit-il. On se renforce dans le réflexe de ne pas consulter. »

CHANGEMENT DE PERSPECTIVE

« Une tape dans le dos, ce n’est pas assez », affirme toutefois Carl, avant d’admettre qu’il avait peur d’être jugé par ses amis et d’inquiéter ses proches. « Tu ne veux pas pleurer devant tes amis, laisse-t-il tomber. Et je ne voulais pas que ma mère me voie dans cet état-là. » En insistant auprès du CLSC, Carl a été redirigé vers le Service d’aide aux conjoints. Mario, lui, a choisi de prendre toute l’aide qu’il pouvait : psychologue, travailleur social, médecin, psychiatre… et son entourage personnel.

« Si je n’avais pas eu une bonne famille et des bons amis qui pouvaient m’écouter radoter les mêmes affaires des dizaines de fois, je ne m’en serais pas sorti. »

— Carl

En tant que papa séparé, Carl doit encore aller en cour pour faire valoir ses droits, sept ans après la naissance de sa fille. Le soutien de l’organisme Pères Séparés lui a d’ailleurs été d’un grand secours sur les plans juridique et émotif. Ce groupe communautaire s’articule entre autres autour de groupes de discussions entre hommes.

Comment aider les hommes à s’aider eux-mêmes ? En adaptant les modes d’intervention auprès d’eux, estiment plusieurs spécialistes (voir l’onglet suivant). Ce qui impliquerait en premier lieu de changer la façon de voir les hommes de manière globale. « Il faut changer la façon d’envisager la masculinité, car elle est basée sur l’idée qu’il y a quelque chose qui cloche chez l’homme », juge l’Australien John Macdonald, citant notamment la difficulté à parler des choses intimes et le refus d’accepter la faiblesse.

Selon le directeur du Men’s Health Information and Resource Centre de l’University of West Sidney, il est urgent de mettre fin « à la tendance de blâmer les hommes pour leur santé à cause de leur masculinité » et de miser sur ce que les hommes font de bien pour les inciter à faire mieux. « Ce que je déplore, c’est de voir des hommes dire qu’ils vont s’en sortir tout seuls, dit Carl. Tu ne peux pas toujours t’en sortir tout seul. »

* Un prénom fictif a été utilisé afin de permettre à Mario et à Richard de se confier plus librement.

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