Chronique

Le piratage de l’intime

Ashley Madison est un site de rencontres pour adultes désirant avoir une relation extraconjugale. Des pirates informatiques ont percé les défenses du site et révélé des informations personnelles sur ses utilisateurs.

On parle donc de 32 millions de personnes dont les numéros de carte de crédit, dont les adresses de courriels et dont les préférences en matière sexuelle ont été rendus publics. En sous-texte, bien sûr, est la plus grande fuite : le nom de personnes désirant tromper leur tendre moitié.

Je sais que vous gloussez. Je vous entends glousser depuis quelques jours…

On glousse, on rit. Il est question de sexe, après tout, il est question d’infidélité : évidemment qu’on glousse et qu’on rit. Collectivement, nous sommes encore comme des ados face à la sexualité : nos gloussements devant le piratage des données de Ashley Madison le prouvent encore.

Et jusqu’à maintenant, la couverture médiatique a fait écho à l’immense gloussement collectif qui a accueilli la nouvelle du piratage.

Et tant pis pour les gens dont les données ont été piratées et mises en ligne, ai-je lu de la part d’internautes québécois et américains : ils n’avaient qu’à ne pas sauter la clôture…

C’est exactement la même morale castratrice qui guide les talibans quand ils lapident un villageois pogné à lever la burqa de sa voisine. Non, je ne dis pas que vous allez lancer des roches à votre beau-frère qui couraille si vous découvrez son nom dans les bases de données piratées de Ashley Madison…

Je dis que vous frétillez devant quelque chose qui ne vous regarde pas.

***

Devant ce piratage, je freake. On se calme, je n’étais pas membre du site Ashley Madison. Mais je suis un membre de ce village global numérique.

Oubliez la morale, une seconde. Oubliez l’objet du piratage, un site favorisant l’adultère et qui s’en vantait. Oubliez le côté salace de l’affaire.

Le piratage de Ashley Madison, c’est quelque chose comme le Ground Zero de la fin de la vie privée. C’est ça qui me fait freaker.

Quand WikiLeaks cause des fuites de documents secrets, ceux-ci ont un intérêt public manifeste, par exemple celui d’exposer le décalage immense entre ce que nos dirigeants nous disent publiquement et ce qu’ils pensent – et font – en privé. Traités commerciaux, invasions, espionnage : WikiLeaks expose les tromperies à grande échelle de ceux qui nous dirigent.

Mais les pirates qui ont ciblé Ashley Madison ont ciblé des citoyens privés, dont les dissimulations n’ont aucun effet sur la société en général. L’adultère est une trahison intime qui ne regarde que deux personnes, en fin de compte.

La terrifiante nouveauté du piratage des données de Ashley Madison, elle est là, elle est dans ce piratage de l’intime à grande échelle.

Aujourd’hui, c’est Ashley Madison. Demain, ce sera tous les messages privés envoyés et reçus de votre compte Facebook.

Ce sera l’historique entier de vos recherches sur Google depuis 2005, ce sera le texto de 2013 où, un peu ivre, vous avez envoyé une photo coquine à votre chum de l’époque.

Ce sera le courriel que vous avez envoyé à votre père mourant, en 2010, celui dans lequel vous lui disiez que vous l’aimiez, même s’il vous avait aimés tout croche, même s’il battait votre mère.

Tout ça, ce sont des traces de votre vie numérique, des miettes de votre intimité. Et ces miettes sont stockées quelque part. Ces miettes de votre intimité, si elles étaient mises en ligne sur un site web, combien d’entre elles vous feraient rougir d’une façon ou d’une autre ?

Vous allez me dire qu’un hacker n’a aucun intérêt à faire ça, pourquoi il s’intéresserait à vous, vous n’êtes « personne », après tout…

Sauf qu’on est tous « quelqu’un » pour quelqu’un d’autre. Que la technologie le permet et que chaque fois que la technologie permet quelque chose, quelqu’un s’arrange pour faire cette chose.

De toute façon, dans un scénario à la Ashley Madison, le piratage de l’intime cible des données en vrac, comme on pêche à la dynamite. Rien de personnel, au fond…

La fin de la vie privée, c’est pour demain, peut-être après-demain. Aujourd’hui, ce sont les infidèles qui sont jetés en pâture sur la place publique.

Demain, ce sera vous. Ce sera nous. D’autres intimités seront ciblées, piratées, révélées. Pourquoi ? Pourquoi pas.

Gloussez pendant que vous le pouvez encore.

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