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Moins de temps au boulot, des loisirs plus riches

Les vacances sont les nouveaux marqueurs collectifs du temps. « C’est le rituel du bonheur et la construction de la mémoire du couple et de la famille », a dit le sociologue français Jean Viard, qui étudie les vacances depuis plus de 30 ans. La Presse l’a joint pour parler de son livre Le triomphe d’une utopie, Vacances, loisirs, voyages : la révolution des temps libres, paru aux éditions de l’Aube.

Vous écrivez que le travail n’occupe plus que 10 à 12 % du temps d’une vie, contre 40 % en 1936. Comment est-ce possible ?

C’est calculé de façon très simple. L’espérance de vie au Canada et en France est à peu près la même. Vous allez vivre en moyenne 700 000 heures, et vous allez travailler 42 ans, soit à peu près 70 000 heures. Les Français travaillent 1600 heures par an, les Américains font un peu plus de 2000 heures par an. En France, on travaille donc 10 à 12 % d’une vie, et aux États-Unis, environ 16 %.

Ce qui compte, c’est qu’il y a un siècle, on travaillait 40 % de sa vie. Ce n’est pas tellement dû aux vacances. Il y a aussi les études, les week-ends, la retraite. Tout ça vient essentiellement du fait que la vie s’est allongée de 20 ans, depuis 1945. On a rajouté une génération à nos sociétés.

Qu’est-ce que ça a changé, le fait qu’on passe beaucoup moins de temps au travail aujourd’hui ?

On passe moins d’heures au travail, mais qu’est-ce qu’on travaille au travail ! La productivité du salarié est considérable, son stress aussi. C’est pour ça qu’on peut à la fois avoir moins d’heures de travail et plus de burn-outs.

Ce qui a changé fondamentalement, c’est qu’aujourd’hui, la société a deux piliers : le travail et le hors travail. Parce que le temps libre, ce n’est pas d’être dans un transat à ne rien faire. C’est le moment où on régénère le cerveau des travailleurs d’une société aussi collaborative et numérique que la nôtre. C’est un temps d’apprentissage. C’est à l’extérieur des lieux de travail qu’on apprend, par exemple, à se servir de son nouveau téléphone portable.

Ce que vous faites en dehors du travail – voyager, sortir, regarder la télé, draguer, faire l’amour, tout ce que vous voulez – ça construit de plus en plus votre productivité. C’est ça qui est tout à fait nouveau.

Même si on a plus de temps, ne se plaint-on pas d’en manquer ?

Mais oui, on manque de temps, parce qu’on fait de plus en plus de choses. C’est pour ça aussi qu’on est créatifs. Le sentiment de manque de temps est le signe de la richesse des temps libres.

Vous faites quand même une distinction pour les parents d’enfants mineurs, qui peuvent réellement manquer de temps ?

Si vous voulez faire au moins deux enfants dans un ménage, vous ne pouvez pas travailler plus de 70 heures par semaine. Sinon, personne ne peut aller chercher les enfants à l’école, surveiller les devoirs, leur apprendre à faire du vélo.

En Europe, il y a les modèles anglais, allemand, italien, où l’homme travaille 50, 55 ou 60 heures par semaine et la femme travaille très peu. Et il y a le modèle scandinave comme le modèle français, avec les 35 heures par semaine, où on essaie que les hommes et les femmes travaillent à peu près autant.

Vous demandez pourquoi Euro Disney est ouvert tous les jours et pas le Louvre. Pourquoi les cinémas sont ouverts à Noël et pas le Musée des beaux-arts de Montréal ?

Parce qu’on n’a pas bien compris qu’on est entrés dans une société du temps beaucoup plus continu. Le Louvre, ça vaut des milliards. L’idée que ça soit fermé le soir, c’est un peu comme si une entreprise n’ouvrait que trois jours par semaine. Pourquoi ce n’est pas ouvert tous les soirs jusqu’à minuit, alors qu’on sort du cinéma vers 23h30 ? Il n’y a vraiment aucune raison. Ça créerait énormément d’emplois et du coup, ça générerait énormément de richesse.

On n’a pas compris qu’on est dirigés aujourd’hui par une classe créative, qui est une classe de culture, de voyage, d’éducation. Il y a un basculement dans la façon dont on produit de la richesse, dont les activités hors travail sont le vrai moteur.

Les vacances de fin d’année sont sûrement différentes des autres vacances ?

Oui. C’est un moment où on réassure le lien social, le lien familial, celui des couples. La transmission, c’est quand même essentiel dans les sociétés. Et la famille est redevenue le cœur des sociétés modernes.

Dans les années 60, la famille a été rejetée. C’était une famille hiérarchique, avec les mères qui ne travaillaient pas et les pères qui croyaient qu’ils avaient tous les pouvoirs. Aller réveillonner chez ses parents dans les années 70, c’était totalement nul.

Aujourd’hui, le premier truc des jeunes, c’est la famille. La politique, ils n’y croient plus, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais c’est une famille très ouverte, où des ex sont invités, où on peut très bien venir avec une petite copine qu’on a rencontrée la veille au soir. La famille n’est plus une institution, c’est une tribu. C’est devenu une structure très solide, puisqu’extrêmement souple. Les liens rigides peuvent se casser. Tandis que les liens souples, c’est beaucoup plus tolérant.

EN CITATIONS

« Nos corps, que nous réduisons soit au cerveau, soit au geste répétitif selon nos métiers, nous demandent de la marche, du ski, de la natation, du soleil ; nos couples – souvent devenus fragiles –, du temps et de l’amour. Nos enfants aspirent à des moments rien que pour eux, sans nounous télévisées. »

« La double pression de la productivité au travail et de l’intensité des offres de temps libres nous a engagés dans des courses effrénées et s’accompagne d’un sentiment général de manque de temps alors que du temps, nous n’en avons jamais eu autant. »

« Aujourd’hui, en Europe, on fait 8000 fois l’amour pour faire deux enfants. Avant 1914, on faisait huit fois l’amour pour faire six ou sept enfants. C’est la même activité, mais ce n’est plus du tout le même enjeu. Nous sommes dans une société de la relation, du sentiment, de l’échange. C’est cette créativité du temps libre qui induit la créativité du travail. »

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