Chronique Lysiane Gagnon

Le « gouvernement des docteurs »

Les médecins, naguère demi-dieux dans l’imaginaire populaire, sont tombés de leur piédestal. Et la question de leur rémunération est devenue un boulet pour le gouvernement libéral, un boulet qui risque, plus que n’importe quel autre facteur, d’entraîner sa chute aux prochaines élections.

La situation est politiquement explosive car elle touche aux cordes les plus sensibles de l’électorat : les inégalités financières, trop flagrantes, et la carence de soins médicaux, qui s’aggrave même quand les médecins s’enrichissent. Avec, planant sur ce qui prend les proportions d’un scandale, cette impression d’une collusion entre les fédérations médicales et le « gouvernement des docteurs ».

Et avec, en contrepoint, la figure toujours populaire de l’infirmière bafouée et sacrifiée ! Les partis de l’opposition n’auraient pu rêver d’un pareil scénario.

Qui peut douter que l’accroissement des privilèges des médecins tient en bonne partie au fait que le gouvernement est dominé par trois médecins spécialistes ? Le premier ministre lui-même, son plus important ministre, le DGaétan Barrette, et le DRoberto Iglesias, ami intime du DCouillard et jusqu’à tout récemment grand manitou de la fonction publique. C’est lui qui a mené la négociation de la dernière entente avec les médecins spécialistes.

Non seulement ces derniers s’en tirent-ils fort bien malgré un gel de leur rémunération, mais le DIglesias, contre la volonté du ministre Barrette, leur a permis d’échapper aux lois qui visaient à accroître leur productivité. Envolées pour cette année, les pénalités prévues par la loi 20 ! Suspendue, l’obligation d’assurer les soins requis par l’hôpital, comme le prévoyait la loi 130 !

Rendons justice, au moins sur ce point, au ministre Barrette, désormais bouc émissaire d’un gouvernement impopulaire. On peut être un autocrate, et en même temps soucieux du bien commun. Le Dr Barrette a appliqué à ses fonctions ministérielles la même ténacité féroce qui lui avait fait obtenir le beurre et l’argent du beurre pour ses collègues lorsqu’il était le maître d’œuvre de la Fédération des médecins spécialistes.

Une fois ministre, ses procédés ont certainement été brutaux, voire mal conçus, mais il a au moins essayé d’atténuer au profit de la population les effets pervers de ce qu’il avait négocié dans le passé comme « chef syndical », soit des hausses de rémunération tellement considérables que les jeunes médecins peuvent maintenant s’offrir le luxe de travailler à mi-temps, sachant qu’ils auront quand même un excellent revenu à la fin de l’année. Ses deux lois visaient à remettre de la discipline dans le système.

Les contribuables québécois ne se sont pas saignés à blanc pour financer les études de médecins qui travaillent trois jours par semaine. Compte tenu du niveau ridiculement bas des droits de scolarité au Québec, ces derniers ont acquis leur statut à bas prix. Ce sont les contribuables qui ont absorbé la note.

C’est sans compter les primes, qui frappent l’imagination par leur absurdité. La prime accordée aux médecins de famille pour les nouveaux patients (40 millions depuis 2015), comme si ce n’était pas dans la nature de leur travail que de recevoir de nouveaux patients ! L’ancien ministre de la Santé, le Dr Yves Bolduc, une fois redevenu simple député, s’est largement servi dans le bol à soupe, à la hauteur de 215 000 $ en quelques mois.

On continue. Prime aux médecins internistes pour le port de la « jaquette » antibactérienne (8 millions depuis trois ans), comme si ces précautions élémentaires étaient une faveur monnayable. Faudra-t-il maintenant les payer pour qu’ils se lavent les mains ?

Prime d’assiduité pour les chirurgiens qui se présentent à l’heure à la salle d’opération. Sur la planète Terre, on ne récompense pas les travailleurs qui arrivent à l’heure au boulot. On pénalise les retardataires.

Ces primes ont été négociées entre confrères de la même profession, par le Dr Barrette pour les spécialistes, et par le Dr Bolduc pour le ministère.

Bien sûr, ce sont des détails, à comparer avec la danse des milliards au chapitre de la rémunération. Mais c’est exactement le genre de détail qui tue en politique. Parce que c’est concret, frappant, et à l’échelle des calculs de l’électeur moyen. Et cela se répercutera violemment sur le Parti libéral parce que la politique est une affaire de perceptions.

On aurait tort, toutefois, de ne voir dans les rapports du gouvernement avec les médecins qu’une affaire de gros sous. Les pires conséquences du corporatisme médical sont ailleurs que dans l’enveloppe budgétaire – dans la structuration même du système.

Comment se fait-il que le Québec ait autant tardé à élargir le rôle des autres professionnels de la santé ? Pourquoi est-il à la traîne du Canada anglais pour ce qui est de la formation et de la promotion des infirmières praticiennes ?

Ces « super-infirmières » pourraient traiter bien des afflictions, ce qui permettrait aux médecins de se consacrer à des tâches plus importantes. On n’a pas fait 10 ans d’université pour passer une partie de sa journée à soigner des grippes ou des entorses !

Le gouvernement va maintenant créer des cliniques infirmières. C’est bien, mais pourquoi avoir attendu si longtemps, si ce n’est par sympathie envers un corps médical qui a toujours refusé de déléguer ses pouvoirs ?

Même chose en ce qui concerne les pharmaciens. Le ministre Barrette a fait preuve à leur endroit d’un mépris sans borne, mais il ne faisait qu’incarner une mentalité répandue chez les médecins, qui s’obstinent à voir les pharmaciens comme de vulgaires vendeurs de pilules plutôt que comme des partenaires.

Pourquoi avoir si longtemps forcé les Québécois à faire la queue chez un médecin pour un renouvellement d’ordonnance, alors que les pharmaciens sont, de par leur formation, les vrais spécialistes des médicaments et de leurs effets secondaires ?

En aurait-il été autrement si les médecins avaient pesé moins lourd au ministère de la Santé et dans l’appareil d’État ?

On dit que le gouvernement Couillard s’est refusé à remettre en question les ententes de rémunération déjà signées parce qu’il ne voulait pas se mettre les médecins à dos à la veille d’une campagne électorale. Mauvaise décision ! Il risque maintenant d’avoir contre lui la population autour de l’enjeu, sensible entre tous, de la santé.

Ce copinage coûteux entre les médecins et le « gouvernement des docteurs » va mettre en relief tout ce qui ne va pas dans le système… Comme thème de campagne électorale, cela peut être dévastateur.

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